On a parlé dans le cours précédent de l'affirmation de Protagoras: "la justice pour constituer l'ordre des cités (δίκην, ἵν᾽ εἶεν πόλεων κόσμοι)" (Platon, Protagoras, 322c). On a dit que la justice élémentaire, s'agissant d'une communauté nationale considérée dans son ensemble, exige fondamentalement, selon la tradition de pensée aristotélicienne en philosophie politique, une orientation de toutes les autorités vers les gens (le mémoire de John Cooked contre Charles 1er d'Angleterre, lors du procès de ce dernier en 1649 devant le Parlement anglais, exprime exactement cette exigence quand il affirme que l'autorité (le roi) était « by trust, oath and office, obliged to use the power committed to him for the good and benefit of the people » (Geoffrey Robertson, The Tyrannicide Brief. The Story of the man who sent Charles I to the Scaffold, London 2005, p. 147).
Comment la Cour de cassation française, qui est une autorité, peut-elle donc "faire abstraction de la vie" de Nicolas Perruche, la considérer comme secondaire, alors même que ce dernier est né et a plus de dix ans au moment de la décision judiciaire?
En raison de la tradition de pensée du contrat social (Hobbes, Rousseau, Kant et Rawls, qui s'opposent à la tradition de pensée aristotélicienne et la rejette), en raison de cette autre conception de la justice que la Cour défend à travers cette décision!
Selon la décision de la Cour de cassation dans l'affaire Perruche, le choix de la mère de Nicolas de recourir à un avortement si la rubéole est confirmée l'emporte sur l'existence actuelle de Nicolas, la Cour de cassation considérant que l'on peut "faire abstraction de la vie" de Nicolas (en raison de la décision prise par sa mère, en raison de la LIBERTE sans limite de cette dernière, de faire comme elle veut dans cette situation de grossesse qui relève pour elle de l'état de nature).
C'est une conséquence d'une compréhension rigoureusement exacte de la tradition de pensée du contrat social. Pour le rendre manifeste, il faut donner quelques explications préalables.
La tradition de pensée du contrat social identifie la justice à la réciprocité contractuelle entre "membres de la société", comme si les multiples situations dans lesquelles se posent des questions de justice pouvaient toutes être ramenées à des situations de réciprocité (sur ce sujet, contre cette assimilation, voir l'article de H. Torrione qui se trouve sur Moodle, "Une critique des conceptions contractualistes de la justice").
L’idée de réciprocité qui est au cœur de cette tradition de pensée est bien exprimée par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui; ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ».
Que faire en présence des questions de justice qui se posent dans des situations où il n’y a pas de réciprocité possible? Le contrat social implique logiquement la liberté sans limite de faire ce qu’on veut dans les situations sans réciprocité possible, c'est-à-dire dans toutes les situations où l’on ne se trouve pas face aux « autres membres de la société » (c'est le texte de l'art. 4 de la Déclaration des droit de l'homme et du citoyen de 1789 qui utilise cette expression). Le philosophe du droit anglais Hart, le plus grand philosophe du droit du 20ème siècle, a formulé ainsi cette position défendue par la tradition de pensée du contrat social: pour cette tradition, "justice requires that liberty may only be limited for the sake of liberty and not for the sake of other social or economic advantages". En conséquence:
Un philosophe belge, Gilbert Hottois, qui était membre de la commission de bioéthique de l’UE, a ainsi expliqué que face à des gens qui n'existeront que dans un ou deux siècles (les générations futures), on est à l’état de nature, malgré le contrat social, et donc libre de tout faire, même si les personnes qui feront partie de ces générations seront touchées négativement dans ce qui représentera pour elles des biens fondamentaux, par exemple la vie, ou les capacités de perceptions sensorielles.
On a soutenu que l'avortement est aussi une figure de cette liberté infinie propre à l'état de nature, qui continue d'exister sans changement même après la conclusion du contrat social, parce que la mère enceinte est dans une situation d'état de nature.
La Cour de Cassation a suivi cette approche et donné plein effet à une dimension de liberté radicale parfaitement compatible avec le contrat social, en jugeant tout dans cette affaire Perruche en fonction de la volonté de la mère de recourir à un avortement en cas de rubéole. Selon la Cour, même l'existence actuelle de Nicholas peut être approchée, alors qu'il a plus de 10 ans, selon une perspective qui repose sur la volonté historique de sa mère si la rubéole était confirmée.
La Cour a ainsi admis implicitement un concept que les américains appellent "wrongful life", même si c'est sous la forme atténuée d'une vie qu'on peut mettre entre parenthèse, dont on peut faire abstraction, compte tenu de la volonté historique de sa mère pemdant la grossesse. Une loi ultérieure du Parlement français rejettera cependant ce concept de mise entre parenthèse de l'existence d'un enfant qui est né, en posant que "nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance". Cette loi a implicitement réintroduit en droit positif français la reconnaissance de la primauté, par rapport aux décisions et volontés subjectives humaines, du bien qu'est la vie humaine lorsqu'il s'agit d'un enfant qui est né (Nicolas Perruche a environ 10 ans au moment du début de la procédure judiciaire).
Le premier projet de loi au moment de l'élaboration de cette loi ultérieure a très bien formulé cette idée de la primauté de l'existence actuelle d'une personne par rapport au choix qu'a pu faire sa mère en décidant d'avorter. Il a posé que « la vie constitue le bien essentiel de tout être humain ». Par le mot « bien essentiel », le projet de loi veut dire qu’un tel bien ne peut pas être relativisé par rapport à quelque chose qui serait traité par le juge ou l’autorité en question comme plus important, par exemple une volonté d'avortement de la mère, restée sans effet.
Arrêt Perruche : bref résumé de l'affaire
Le préjudice d'être né: sur l'affaire Perruche (article de H. Torrione)
H. Torrione, deux premières pages de l'article Peut-on se passer...
Note sur ce que permet de comprendre la décision de la Cour de cassation
Aristote, Ethique à Nicomaque, extraits du Livre I et de la Politique
Extraits du Catéchisme de l'Eglise catholique sur la politique