Professeur : Henri Torrione
Docteur en droit, licencié en philosophie et en droit Professeur de droit et de philosophie du droit à l’Université de Fribourg
« La richesse n’est pas le bien que nous cherchons car elle est simplement utile à autre chose »
Aristote
Ce cours propose une réflexion sur les communautés politiques existantes. Ce mode d’organisation des hommes existe depuis plusieurs millénaires. Aristote a soutenu que quand on a affaire à un pays libre ce mode d’organisation est fondamentalement une mise en commun. Dans ces cas, en effet, l’unité de l’organisation sur le territoire ne dépend manifestement pas de la soumission à un pouvoir étatique ou militaire centralisé.
S’agissant des pays libres, nous proposons de réfléchir simultanément aux questions suivantes :
la question du rôle de la justice dans ces mises en commun et leurs structures politiques et sociales,
la question des biens en vue duquel ces mises en commun sont effectuées, des biens qu’elles rendent possibles et protègent par la mise en place d’un ensemble de conditions-cadre (le bien commun).
Le cours soulignera l’opposition en philosophie politique entre l’approche d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque et dans la Politique, et celle d’auteurs comme Hobbes, Bentham, Rousseau, Kant, Fichte, Rawls et le libéralisme politique contemporain (le courant de pensée du contrat social). Le cours montrera qu’on ne peut pas facilement écarter l’idée centrale d’Aristote en philosophie politique, reprise d’ailleurs par le Rapport mondial sur le développement humain de 1990 (qui est à la base de la fondation du PNUD à Genève) : la justice (ou justesse) des structures sociales et politiques mises en place sur le territoire de tel ou tel pays est centrale dans la constitution de la communauté politique et son maintien en existence année après année, et elle ne peut être jugée qu’à l’aune du bien des gens. Il montrera aussi qu’en philosophie politique, en conséquence de ce lien entre justice des structures et bien des gens, on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion politique ultérieure (et pas a priori) sur ce qu’est exactement le bien visé par ces mises en commun.
Ce cours d’introduction à la philosophie politique repose sur certains articles. Il s’agit notamment d’un article consacré à la question du bien dans la pensée juridique et politique (« Peut-on se passer de la notion de bien dans la pensée juridique et politique ? »), et d’un article qui étudie l’origine intellectuelle et la nature des droits fondamentaux (« Philosophie des droits de l’homme et républicanisme : une autre perspective que le libéralisme sur les origines intellectuelles des déclarations de droits »). Il y a aussi trois contributions sur la Politique d’Aristote, qui examinent en particulier 1) l’importance de la philosophie politique d’Aristote dans la pensée contemporaine (à travers le courant désigné comme « the capabilities approach »), 2) le lien de la justice avec le bien en vue duquel les communautés politiques sont constituées, et 3) la question de la nature de ce bien en vue duquel elles sont constituées.
Petite bibliographie :
Aristote, Ethique à Nicomaque (trad. J. Tricot, Ed. Vrin, 2007) et Les Politiques (trad. P. Pellegrin, Ed. GF Flammarion 1999). Sur Aristote voir : 1) Peter L. Phillips Simpson, A philosophical Commentary on the Politics of Aristotle, 1998 ; 2) Aristote politique. Etudes sur la Politique d’Aristote, sous la direction de Pierre Aubenque, PUF 1993 ; 3) Aristoteles “Politik”, Akten des XI Symposium Aristotelicum, 25.8 – 3.9.1987, édité par Günther Patzig, 1990. Thomas d’Aquin, Commentaires de l’Ethique à Nicomaque, Commentaires des Politiques. Sur Thomas d’Aquin, voir J. Finnis, Aquinas: Moral, Political, and Legal Theory, 1998.
D'où partir pour cette réflexion sur les communautés politiques existantes, en particulier sur ce qu'elles visent, sur le bien humain? - Nous proposons de partir de l'observation des communautés politiques existantes, avec une analyse de cette réalité qui s'intéresse surtout aux pays libres, et est donc plus attentive à la question de la justice qu'à celle de l'existence dans chaque pays d'un pouvoir souverain : la justice de l'ordre constitutionnel relatif au "pouvoir concernant l'homme et la communauté dans laquelle il vit" (expression d'Aristote), la justice de la structure de base de ces communautés compte tenu du type de gouvernement et d'autorité que la constitution met en place, et de la façon dont il se comporte vis-à-vis de la population. Et d'aborder seulement ensuite, à partir la justice à ce niveau, la question de la fin que visent ces communautés: la question des biens humains.
La première question qui se pose dans notre enquête est donc: en quoi consiste donc cette justice au niveau des communautés politiques, essentiellement la justice dans le rapport gouvernement/population? Il faut répondre comme Aristote à notre avis: la justice dans une telle situation, s'agissant d'un tel rapport, c'est l'orientation de l'ensemble du gouvernement et des institutions vers l'utilité commune, donc vers le bien des gens, tous ensemble et chacun en particulier, par des dispositions constitutionnelles adéquates et par des comportements en conformité avec ces dispositions.
La justice c'est donc avant tout l'orientation vers le bien des gouvernés plutôt que vers l'intérêt privé des gouvernants (Aristote, Politique, III.6, 1278b 30 à 1279a 10). Cette orientation permet aux gens de considérer l'ordre constitutionnel comme leur bien à tous, c'est-à-dire comme un bien commun, comme quelque chose auquel ils participent pleinement, tous ensemble et chacun en particulier. Cette justice élémentaire est donc constitutive de mise en commun. Aristote va même jusqu'à dire que tout commun se constitue grâce à du juste, que donc toute mise en commun l'est parce c'est du matériellement juste, c'est-à-dire de l'adéquat à la situation en cause (Ethique à Eudème, VII, 9, 1241 b 14: "τὸ δὲ κοινὸν πᾶν διὰ τοῦ δικαίου συνέστηκεν"). C'est tout autre chose que le contrat social de la tradition de pensée représentée par Hobbes, Rousseau, Kant et Rawls.
L'approche que nous présentons écarte donc la conception de la justice propre à la tradition de pensée du contrat social. Elle implique que la justice ne tient pas à des volontés concordantes, mais plutôt à un jugement d'appréciation portée sur ce qui est adéquat dans la situation asymétrique qui caractérise toute communauté politique (l'interaction entre, d'une part, le gouvernement, le pouvoir et, d'autre part, la population présente sur le territoire): ce qui est adéquat dans ce type d'interaction asymétrique, c'est l'orientation du gouvernement vers le bien des gens, et vers rien d'autre. A la base de la réalité que nous observons (les communautés politiques existantes), il y a donc avant tout une question d'intelligence (un jugement, une appréciation), et non pas avant tout une question de volonté (un contrat est un échange de manifestations de volontés concordantes). Il convient de noter que les deux traditions de pensée politique défendent l'idée que c'est la question de la justice (surtout la question de la justice du pouvoir qui appartient aux autorités politiques et aux diverses institutions sociales et politiques) qui est LA question centrale en philosophie politique.
C'est à cette conception de la justice (celle que nous adoptons) que se réfère le mémoire de John Cooked contre Charles 1er d'Angleterre, lors du procès de ce dernier en 1649 devant le Parlement anglais, quand il affirme que le roi était « by trust, oath and office, obliged to use the power committed to him for the good and benefit of the people » (Geoffrey Robertson, The Tyrannicide Brief. The Story of the man who sent Charles I to the Scaffold, London 2005, p. 147).
Dans ce cours, nous partons donc de cette obligation ("to use the power committed to him for the good and benefit of the people"), c'est-à-dire de cette exigence élémentaire de justice dans cette situation bien précise, pour parler ensuite seulement de "the good and benefit of the people", c'est-à-dire des biens humains en vue desquels sont constitués les communautés politiques existantes, et dont elles permettent et facilitent en fait le déploiement (on peut le constater, c'est une question d'observation). Comme on le verra, la plus grande partie de ce cours sera consacré aux biens humains, à ces opérations immanentes comme vivre, ou savoir et connaitre, ou encore les rapports interpersonnels, en fonction desquels les communautés politiques doivent œuvrer (comme on vient de le dire, c'est une question de justice élémentaire), pour lesquels elles ont été mises en place et sont maintenues en existence.
Cette conception de la justice de tout un gouvernement (ou de son injustice) si bien articulée par John Cooked dans cette phrase toute simple, sera reprise trois cents ans plus tard lors du procès de Nuremberg contre les dignitaires nazis. Et c'est aussi cette conception de la justice de tout un gouvernement que reprend le Rapport mondial sur le développement humain de 1990 du PNUD, quand il se réfère à Aristote pour affirmer que la justesse de ces structures sociales et politiques, et donc de l'activité des gouvernements qu'elles encadrent, doit s'apprécier à l'aune de l'épanouissement humain dans le pays en question, donc à l'aune de ces biens humains, de ces opérations immanentes que l'on vient de mentionner (car l'épanouissement ne consiste en rien d'autre qu'en ces opérations, ou certaines d'entre elles). Comme le dit Aristote en d'autres termes à la signification équivalente, la justice à ce niveau gouvernemental "c'est l'utilité commune" (Aristote, Politique, III.12, 1282b 17-18).
Cette conception de la justice constitue le fondement de l'approche de chacune des sections de ce cours.
On va la confronter dans les deux sections suivantes avec la conception de la justice défendue au niveau politique par la tradition de pensée du contrat social, puis on parlera des biens humains (sections 4 à 7) et de la loi naturelle (sections 8 et 9), et on reviendra à l'examen de la conception de la justice que nous défendons, dans la dernière section de ce cours (section 11 sur la justice élémentaire à ce niveau politique), après une section sur la finalité au troisième sens du terme (section 10).
Nous prenons connaissance de cette histoire dramatique, et des décisions judiciaires y relatives. Si nous partons de décisions de la Cour de cassation dans cette affaire pour présenter une critique de la tradition de pensée du contrat social, c'est parce que ces décisions permettent de comprendre la position anthropologique implicite dans la tradition de pensée du contrat social. On ne la découvre que si on remonte en amont du contrat lui-même, vers l'état de nature initial, vers ce que Rawls appelle la position originelle ("original position"), car bien sûr l'état de nature n'est pas nécessairement un fait historique dans les théories du contrat social, mais souvent plutôt une hypothèse méthodologique (voir Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF, 2008, pp.64-65: "Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé […]. Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses, qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde").
On aborde les décisions de la Cour de cassation française avec la question suivante: comment cette Cour a-t-elle pu "faire abstraction de la vie" de Nicolas Perruche dans ses décisions de 1999 et 2000, alors même que ce dernier était né depuis plus de dix ans? - En raison de la tradition de pensée du contrat social, du point de départ méthodologique d'une telle pensée: la valeur absolue de la liberté sans limite de l'individu dans les situations relevant de l'état de nature, la valeur absolue de la volonté individuelle qui s'y exprime (en l'occurrence, la décision de la mère de Nicolas de recourir à un avortement en cas de confirmation de la rubéole pendant la grossesse), et, en conséquence, le primat de la subjectivité (celle de la mère de Nicolas durant la grossesse) sur la vie de ce dernier (Nicolas a plus de dix ans). La volonté de la mère de Nicolas d'avorter conserve en effet sa valeur d'absolu aux yeux de la Cour de cassation, même si Nicolas est né depuis plusieurs années au moment de la procédure et des décisions de la Cour. Telle est en effet ce que la décision de la Cour traite comme le principe de sa décision, la volonté de la mère constituant pour elle un principe actif et agissant, au point que la réalité de l'existence concrète de la personne en question (Nicolas) peut sans problème être mise entre parenthèse par la Cour, et la volonté de la mère, à l'époque où elle était enceinte, du même coup, magnifiée.
Avec la tradition du contrat social, en particulier avec les positions de Kant et Rawls en matière de justice, avec tout le libéralisme politique, on veut éviter à tout prix éviter l'absence de considération pour l'individu propre à l'utilitarisme du "plus grand bonheur du plus grand nombre", qui fait effectivement abstraction de la séparation des personnes et est un collectivisme. Pour cela, on fait de la liberté, et donc de la volonté de chacun des "membres de la société" dans les situations d'état de nature, comme par exemple dans ce cas la volonté cette mère enceinte de Nicolas, le principe absolu de toute justice (cette justice propre à l'état de nature fait ensuite l'objet d'une limitation par contrat entre membres de la société, mais cette limitation n'affecte pas les situations d'état de nature, c'est-à-dire les cas où un membre de la société ne se trouve pas face à un autre membre de la société - il faut noter qu'avant de naitre Nicolas n'était pas encore un "membre de la société", et donc sa mère enceinte était à son égard, pendant la grossesse, avec cette décision d'avortement, un "membre de la société" dans une situation d'état de nature, donc en soi totalement libre).
Pourquoi avoir adopté cette loi qui empêche désormais l'Etat de "faire abstraction de la vie" de personnes qui sont dans la situation de Nicolas Perruche, c'est-à-dire qui sont nés en dépit d'une volonté d'avortement de leur mère? La loi du 4 mars 2002 rend en effet impossible des décisions comme celles de la Cour de cassation dans l'affaire Perruche. Elle le fait en posant que "nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du fait de sa naissance", une position qui repose implicitement sur la vérité suivante, énoncée ainsi par le député qui a proposé la loi: les communautés politiques, les institutions, les tribunaux, ne peuvent pas ignorer que "la vie constitue le bien essentiel de tout être humain", et ils ne peuvent jamais faire abstraction d'une vie, la mettre entre parenthèse, comme l'a fait la Cour dans sa décision, même à la demande de la personne concernée.
Pourquoi ce changement de paradigme en France? Pourquoi la volonté de la mère de recourir à un avortement n'est-elle plus la valeur absolue à prendre en considération, contrairement à ce que veut la tradition de pensée du contrat social, pour laquelle dans les situations qui relève de l'état de nature la liberté sans limite est, comme l'a dit Hobbes, un droit de nature, le droit de nature par excellence, et doit être absolument respecté, même dans le cas où l'enfant est pour finir né? Pourquoi faut-il admettre au niveau de toute une communauté nationale comme la France que quand l'enfant est né, sa vie ne peut pas être mise entre parenthèse, qu'aucune autorité ne peut "faire abstraction de la vie" des personnes qui, comme Nicolas, sont nées nonobstant une décision d'avortement les concernant, que cette vie constitue, en ce sens qu'on ne peut pas en faire abstraction, un bien essentiel à prendre en considération?
Avant de répondre à la question, notons que législateur français rejoint avec cette loi, en partie tout au moins, la pensée politique qui est formulée dans le Catéchisme de l'Eglise catholique quand il affirme que "la personne humaine est et doit être la fin de toutes les institutions sociales" (§ 1881), que "la personne humaine représente le but ultime de la société, qui lui est ordonnée" (§ 1929). C'est évident; la personne dont la vie peut être mise entre parenthèse ou même traitée de « préjudiciable » par des juges (donc par des institutions sociales aussi importantes que des tribunaux) n’est pas considérée par ces autorités comme « la fin de toutes les institutions sociales », « le but ultime de la société » : pour qu’une personne soit une telle « fin », un tel « but », il faut au moins que sa simple existence soit admise comme quelque chose qui ne peut pas être relativisée par une décision d'avorter ou quoique ce soit d'autre, et en ce sens encore très imprécis du terme, comme un "bien" essentiel. Cela rejoint aussi la position du Rapport sur le développement humain, de 1990, avec son idée de juger l'ensemble des institutions et des structures sociales et politiques à l'aune de l'épanouissement humain. C'est une tradition de pensée qui met implicitement en effet au centre de son approche l'orientation de toutes les institutions, notamment les tribunaux dans leurs décisions, vers le bien des gens (de tous ensemble et de chacun en particulier), notamment vers la vie des gens, un vie considérée comme bien "essentiel" pour chaque personne. Ce qui unit toutes ces positions, c'est donc la reconnaissance d'une finalité de base à ce niveau, d'une dimension téléologique structurante. On a là une première découverte de la finalité.
Pourquoi donc cette orientation des institutions vers la vie et les autres activités immanentes des gens s'impose-t-elle comme une obligation aux autorités, y compris aux juges de la Cour de cassation, selon cette tradition de pensée politique ? Pourquoi selon le Catéchisme de l'Eglise catholique "la personne humaine représente le but ultime de la société, qui lui est ordonnée" (§ 1929)?
Si l'on se situe au niveau de la philosophie politique uniquement, comme je le fais dans ce cours, on répondra à cette question de la façon suivante: "parce que la justice élémentaire au niveau du rapport autorités/population l'exige". Notre réponse dans ce cours de philosophie politique ne dépend donc pas d'une position religieuse (par exemple la position que la vie est un don de Dieu), ni d'une anthropologie qui aurait été préalablement acceptée, et dont la philosophie politique serait une simple conséquence! La justice élémentaire, c'est un point sur lequel le législateur français au moment de la loi du 4.03.2002 (adoptée à une très grande majorité de parlementaires), le Catéchisme de l'Eglise catholique, et le Rapport sur le développement humain de 1990 se rejoignent parfaitement.
On a parlé dans le cours précédent de "la justice pour constituer l'ordre des cités (δίκην, ἵν᾽ εἶεν πόλεων κόσμοι)" (Platon, Protagoras, 322c), et on a dit que la justice élémentaire à ce niveau exige selon la tradition de pensée aristotélicienne avant tout l'orientation de toutes les autorités vers les gens. C'est cette justice élémentaire, et l'obligation qui en découle, que vise, comme on l'a dit plus haut, le procureur John Cooked dans son mémoire d'accusation contre Charles 1er d'Angleterre, quand il affirme que le roi et tout son gouvernement étaient "by trust, oath and office, obliged to use the power committed to him for le good and benefit of the people". On retrouve donc bien cette tradition de pensée différente de celle du contrat social. On retrouve la justice comprise, au niveau du rapport gouvernement/population, comme fondamentalement l'orientation vers le biens des gens qui composent la population du pays en question. C'est cette justice qu'Aristote a défini comme « viser l’avantage commun (τὸ κοινῇ συμφέρον σκοπεῖν) », qui exige en particulier de traiter la vie des gens (de tous ensemble et de chacun en particulier, même ceux pour lesquels leur mère avait opté pour un avortement mais qui sont pour finir nés) comme une fin pour la communauté nationale et pour toutes ses institutions, y compris les tribunaux.
On peut formuler un peu différemment cette exigence de justice qui constitue la base de l'adoption de cette loi: si la justice élémentaire exige que les autorités et les tribunaux acceptent les vies humaines, et donc les personnes, telles qu'elles sont données par la nature (par la reproduction humaine, quelles que soient les techniques éventuelles d'assistance dont elle bénéficie), sans pouvoir estimer que certaines vies et personnes peuvent faire l'objet d'une mise entre parenthèse, c'est parce qu'un tel pouvoir serait exorbitant, s'il appartenait aux autorités. Il serait contraire à la conception de l'autorité comme service, de l'orientation de base vers la vie et les biens fondamentaux des gens.
C'est en raison d'une obligation qui n'est pas l'image inversée du droit de quelqu'un d'autre que cette orientation s'impose. Les droits ne viennent qu'ensuite, les obligations apparaissent avant eux, selon cet autre courant de pensée à propos de la justice (contrairement à ce que soutient la tradition de pensée du contrat social, selon laquelle tout commence par la liberté absolue considérée, dit Thomas Hobbes, comme droit de nature de chacun des "membres de la société"). C'est en effet là une obligation qui ne repose pas sur le droit subjectif de quelqu'un, mais pas non plus sur l'intérêt (par exemple, l'intérêt d'une coopération fructueuse entre tous). Elle repose sur un jugement aussi objectif et critique que possible à propos de ce qui est adéquat au rapport en cause (ce qui est matériellement juste dans la situation en cause, c'est-à-dire la situation caractéristique d'une communauté politique, avec des autorités mises en place par les gens quand on a affaire à un pays libre, et donc une question centrale de justice dans le rapport autorités/population). Cette position se distingue aussi de l'utilitarisme, pour qui le but est "le plus grand bonheur du plus grand nombre", c'est-à-dire la satisfaction globale maximale, et non pas la justice élémentaire notamment dans le rapport autorités/population (la position sur la justice que je présente rejette en effet aussi bien le "welfarism" que l'approche aggrégative, deux aspects centraux de l'approche utilitariste.
Cette approche pour analyser les communautés existantes que l'on peut observer ne dépend pas d'une conception préalable de l'homme, d'une anthropologie qui devrait d'abord être acceptée. C'est pour cela qu'elle réunit le législateur français avec cette loi de 2002, le catéchisme, et ce rapport de l'ONU de 1990! Il n'en va pas de même de la tradition de pensée du contrat social. Elle présuppose, elle, une anthropologie. Et pour une philosophie politique qui doit rassembler des gens très différents, c'est une faiblesse.
Plongée dans l'anthropologie de Thomas Hobbes et de Voltaire: pour bien comprendre ce qu'est vraiment cette liberté à laquelle la tradition de pensée du contrat social attribue une valeur absolue, et à partir de laquelle la justice est conçue, il faut tenir compte de la conception anthropologique qui accompagne la philosophie politique de Thomas Hobbes, et qui fonde cette conception de la liberté. Différence avec l'approche d'Aristote, de Thomas d'Aquin et d'Amartya Sen: la liberté comme libre choix.
Aristote arrive en effet à la conclusion qu'en matière de bien humain, il faut commencer par regarder ce qu'atteignent effectivement les communautés politiques. Il arrive à cette conclusion en raisonnant de la façon suivante: (a) on se demande d'abord de quelle science relève le bien le meilleur, (b) on se dit que puisque ce bien est une fin, il relève de la science « la plus souveraine et par excellence architectonique », c'est-à-dire de celle pour laquelle les fins de toutes les autres sciences sont des moyens, de celle qui ordonne toutes les actions, sciences et arts; et, finalement, (c) on découvre, compte tenu de la façon dont vivent les hommes presque partout, selon ce qu'on peut observer et voir, c'est-à-dire compte tenu de l'expérience,
que cette science « la plus souveraine et par excellence architectonique » est la Politique, « puisque [on le voit] elle utilise les pratiques restantes des sciences, et elle légifère sur tout ce qu’il faut accomplir et de quelles choses il faut s’abstenir » .
qu'à ce niveau, c'est-à-dire au niveau des mises en commun politiques, il y a une fin que nous voulons en raison d'elle-même et les autres à cause de celle-ci, et que c'est pour permettre la réalisation de cette fin que ce savoir utilise les fins de tous les autres arts ou sciences comme des moyens.
Au centre de ce raisonnement, il y a la compréhension qu'il existe un ordre pratique entre nos raisons d'agir, et aussi entre toutes les sciences et les arts les uns par rapport aux autres (un ordre entre ce qui est plus architectonique et ce qui ne l'est pas, ou ce qui l'est moins, ce qui est le plus architectonique parmi les arts et les sciences utilisant les fins des autres arts et sciences comme des moyen pour ce qu'il a pour fonction de réaliser ou de faciliter). La question de ce qu'est le bien humain est donc abordée à travers "l'architectonie" présentées au début de l'Ethique à Nicomaque, juste après la distinction qu'il fait entre, d'une part, les activités humaines transitives et, d'autre part, les activités humaines immanentes. On va voir que pour Aristote c'est un fait d'expérience que ce qui est atteint par les communautés politiques existantes, c'est: permettre et faciliter des activités immanentes comme (a) vivre, (b) savoir et connaitre, et aussi (c) l'amitié entre proches (trois "biens humains fondamentaux"). En quoi consiste donc "l'architectonie"? En relation avec ces activités immanentes décisives pour la vie humaine de toute personne, en amont d'elles, il y a une hiérarchie pratique entre nos diverses raisons d'agir, ainsi qu'une hiérarchie entre eux des arts et sciences mis en œuvre au sein des communautés politiques, avec au sommet de cette hiérarchie le savoir ou l'art politique, dont la fin est de rendre possible, de faciliter et de favoriser les activités immanentes en question, les fins des autres arts et sciences étant utilisées comme moyens à cet égard. Tout est ordonné dans nos raisons d'agir selon l'ordre pratique des moyens à la fin, avec des arts, des sciences ou des savoir-faire architectoniques par rapport à d'autres, ou plus architectoniques, et avec tout au sommet le savoir-faire qui est "le plus décisif et par excellence architectonique" (selon la thèse du début de l'Ethique à Nicomaque, il est en charge des mises en commun politiques avec leurs structures propres, donc de l'ordre mis parmi les actions externes humaines, entre elles, les unes par rapport aux autres, et d'elles vers une fin, selon une expression de Thomas d'Aquin). Et, en face de ce savoir-faire par excellence architectonique, c'est-à-dire qui utilise les fins de tous les autres arts, savoir-faire et sciences comme des moyens, il y a les activités immanentes (les biens fondamentaux) qu'il a pour fin de rendre possible et de faciliter. Ces activités immanentes constituent ensemble, au niveau collectif, "une fin de nos actions que nous voulons à cause d'elle-même et les autres à cause de celle-ci" (Aristote, Ethique à Nicomaque, I.1, 1094a18-19, et 25-26), et c'est par rapport à la réalisation de cette fin que tout est ordonné.
On verra dans la dernière section de ce cours (section 11) que c'est la justice qui contribue en profondeur à faire de ce savoir quelque chose de décisif au plus haut point et d'architectonique pour toute une population. En disant que la Politique "utilise les pratiques restantes des sciences, et elle légifère sur tout ce qu’il faut accomplir et de quelles choses il faut s’abstenir", Aristote s'est contenté d'indices du caractère architectonique de la politique. La raison profonde est la suivante: quand on est au niveau politique, on a affaire à un exercice de la raison pratique qui ne relève plus de la prudence, comme lorsqu'il s'agit d'une personne seule qui détermine la conduite de sa propre vie, ou un Etat qui détermine le comportement à adopter vis-à-vis d'autres Etats sur la scène internationale. Mais a affaire aux rapports entre elles des actions externes d'une multitude de gens (pas seulement les actions d'une seule personne, mais aussi, comme le dit Aristote, celles des voisins de cette personne, de sa famille, de ses enfants, de ses amis et de tous ses concitoyens, etc.). Cet exercice de la raison aboutit à une mise en ordre, s'agissant des actions externes de ces gens les unes par rapport aux autres. C'est un exercice de la raison qui selon Thomas d'Aquin aboutit au "tout" le plus complexe parmi les "touts" constitués par la raison humaine. On se situe au niveau de la justice et du droit, pas au niveau de la prudence. Et c'est à ce niveau qu'il y a l'expérience concrète de quelque chose de décisif et d'architectonique: un "jugement de justice" sur ce qui est adéquat en matière d'ordre d'une multitude d'actions externes (entre elles et par rapport à une fin) d'une quantité de personnes, c'est-à-dire une appréciation raisonnée sur ce qui s'impose comme juste à ce niveau. C'est donc la justice qui contribue au caractère architectonique et décisif de ce savoir-faire ou de cet art qu'est la politique. On va revenir sur ce point lors de la dernière séance.
Les "touts" que sont les communautés politiques avec ces structures et cet ordre entre actions externes sont une œuvre de la raison humaine, suivant Thomas d'Aquin (on étudie à ce sujet le prologue de son Commentaire sur la Politique d'Aristote). Et les biens qui sont visés comme des fins par ces "touts", compte tenu de l'ordre en actions externes des diverses personnes, sont des activités immanentes humaines (on étudie à ce sujet le Rapport mondial sur le développement humain de 1990, qui précise que ces activités immanentes - ces "fonctionnements", selon la terminologie du Rapport - sont notamment (a) vivre longtemps et en bonne santé, et (b) savoir et connaitre).
Le bien le plus grand que peuvent viser les communautés nationales, parmi les diverses activités immanentes qu'elles peuvent rendre possibles en mettant en place des conditions-cadre favorables, en plus des deux biens déjà examinés à partir du Rapport mondial sur le développement humain de 1990, c'est selon Aristote l'amitié. Simone Weil montre que l'Iliade représente magnifiquement la grandeur et la fragilité de ce bien (elle le représente comme le monde de la famille et de la paix qu'on entrevoit avec nostalgie au moment où la guerre et la destruction totale de la cité est en train d'engloutir). Il y a notamment dans l'Iliade les relations d'affection et d'amitié entre Andromaque et Hector, mais aussi entre Priam et son fils Hector, entre Achille et Patrocle, entre Achille et Priam lors de leur rencontre exceptionnelle, et tout cela est toujours représenté dans le poème avec l'accent poignant de ce qui est à la fois très précieux dans la vie humaine, et en même temps en voie d'extinction sous les assauts répétés de la violence.
Que cette dimension soit ce qu'il y a de plus précieux dans la fin réellement visée par les communautés politiques existantes (celles que l'on peut observer aujourd'hui, aussi bien que celles d'autrefois), c'est quelque chose de fermement contesté par différents courants, notamment:
par celui qui soutient que l'unité absolue de la cité, ce qui est commun dans une cité absolument une, par exemple l'amitié civique qui lierait par exemple tous les habitants de la terre - tous les êtres humains, s'il y avait une communauté mondiale, est une fin plus précieuse et plus ultime que cette dimension d'amitié entre personnes proches (par exemple entre Andromaque et Hector, entre Priam et son fils Hector, entre Achille et Patrocle, etc...),
par celui qui soutient que la survie de l'individu, elle seule et rien de plus, est la fin ultime des communautés politiques (on devrait le reconnaitre, dit-on à la suite de Hobbes, si l'on ne bâtit pas les choses sur du sable, mais sur l'instinct de conservation),
et aussi par celui qui soutient que cette fin ultime des communautés politiques, c'est exclusivement le plaisir, ou tout au moins l'absence de douleur (et pour une multitudes d'individus concernés par une mesure collective, c'est la plus grande somme de plaisirs atteignables une fois qu'on tient compte de tous les individus).
On va voir quelles sont les arguments en faveur de la position aristotélicienne, contraire à ces trois courants (au courant platonicien, à celui de l'individualisme, et à celui de l'utilitarisme).
Après la fin-résultat, après la fin au sens de "activités immanentes" et épanouissement huma, nous découvrons la réalité d'un troisième type de causalité finale, ultime, soit la fin des activités immanentes que sont la connaissance et l'opération pratique de la volonté. Les opérations dans l'ordre du connaitre (savoir et connaitre, un des trois biens fondamentaux dont on a parlé) et du vouloir (l'amitié, un des trois biens fondamentaux dont on a parlé), ainsi que vivre longtemps et en bonne santé (le troisième de ces trois biens dont on a parlé) sont la fin ultime des communautés politiques, mais ce qu'atteignent les opérations du connaitre et du vouloir (leur "fin") est au-delà de la fin ultime des communautés politiques, c'est-à-dire de l'exercice d'opérations immanentes humaines - et c'est pourquoi les choses ne sont pas circulaires. les communautés politiques existantes montrent en effet que la fin qu'elles visent n'est pas l'épanouissement pour l'épanouissement, les activités immanentes pour leur simple exercice. En conséquence, la personne humaine, capable d'opérations atteignant des fins qui sont au delà de son propre épanouissement, transcende le groupe social auquel elle appartient comme individu, elle dépasse au niveau de sa vie personnelle la fin visée par les communautés politiques, et ne se réduit donc pas à être partie d'un tout.
Nous utilisons l'interprétation de Germain Grisez et John Finnis de la Somme théologique, I-II, q. 94 a. 2 parce qu'ils ont bien compris ce que Thomas d'Aquin veut dire quand il affirme que "la prescription contenue dans la loi, étant obligatoire, vise quelque chose qui doit se produire (de aliquo quod fieri debet), [et que] si quelque chose doit se produire, cela tient à la nécessité qui découle d’une certaine fin", précisément la fin que constituent ces opérations immanentes humaines que Thomas d'Aquin appelle des "bona humana", vers lesquelles nos potentialités nous orientent spontanément, mais qui sont des achèvements fragiles qui ont besoin de protection et d'attention (la fragilité du bien humain, selon le titre d'un ouvrage de Martha Nussbaum, consacré essentiellement à Aristote, pour qui ces activités immanentes sont des biens de l'âme, non pas des biens extérieurs, ni des biens du corps). A cause de cette fragilité la loi n'est pas inutile. Mais elle n'enlève rien au fait que tout dépend de la fin. Grisez parle justement à propos de Thomas d'Aquin d'un "treatment of natural law ... saturated with the notion of end" (p. 182), et il voit bien que le lien avec les prescriptions de la loi tient précisément au fait que "these ends [ces "bona humana"] are present in reason as principles for the rational direction of action" (p. 182), du fait qu'ils sont "appréhendés" par la raison naturelle comme devant être réalisés, donc avec une dimension du futur, s'agissant en conséquence de ce qui va devoir être dans quelques minutes, une semaine, une année, etc. Ce qui va être, peut-être...
A) Le passage au niveau moral: les biens et leurs réalisations étant multiples (avec eux on n'est pas encore au niveau moral, mais au niveau de l'éventail complet des possibilités), les choix sont inévitables. La liberté de choix est d'ailleurs aussi un bien fondamental (on n'en a pas parlé). Mais il y a des choix moralement mauvais. La qualité morale d'un choix est déterminée "by differentiating attitudes towards basic goods" (Finnis/Boyle/Grisez, Nuclear Deterrence, Morality, and Natural Law, 1987, p. 282). Tout dépend en effet d'une conduite qui implique le respect de tous les biens fondamentaux dans tous leurs aspects au moment du choix et de l'action qu'on pose suite à ce choix. La mise en œuvre des vertus dans la poursuite des biens fondamentaux au moment des choix et de l'action qui suit le choix, est centrale: celles-ci permettent d'écarter les défaillances les plus importantes s'agissant des "attitudes towards basic goods" au moment du choix et de l'action subséquente. Le choix de détruire un bien ou une de ses réalisations, ou de l'abimer, et l'action correspondante sont des actes intrinsèquement mauvais, peu importe qu'on agisse par colère ou désir de vengeance, ou "gratuitement", ou qu'un bien soit ultimement visé par le choix de ces moyens. Il en va autrement en cas par exemple de légitime défense: la défense est légitime si ce n'est jamais la mort ou la blessure de l'agresseur qui est choisi, mais de se protéger en repoussant l'attaque par les moyens qui s'imposent.
B) La controverse à propos de la loi naturelle: 1) La thèse de Gianluca Guerzoni (I fondamenti della moralità nel pensiero di John Finnis, Rome 2010) selon laquelle il faudrait considérer "comme problématique la non identification chez Finnis du bien de l'homme avec le bien moral". Guerzoni reproche à Finnis (p. 65) de mettre en place une transcendance de l'épanouissement humain par rapport à la vertu, sans voir qu'au delà de cet épanouissement il y a ce qui est atteint par la connaissance et les opérations pratiques de la volonté (qui constituent cet épanouissement), et que c'est cet au delà (la fin au troisième sens du terme) qui permet à Grisez et à Finnis de parler de la transcendance de la fin sur la vertu, à propos des opérations et de la fin qu'elles atteignent; 2) la thèse de Livio Melina (La conoscenza morale. Linee di reflessione sul Commento di san Tommaso all'Etica Nicomachea, Rome 1987), selon laquelle Thomas d'Aquin prend une position platonicienne contre Aristote dans son commentaire de l'Ethique à Nicomaque, c'est-à-dire que pour Thomas d'Aquin, contrairement à Aristote, la fin ultime est la vertu, la perfection morale, et que les biens humains sont au service de cette perfection morale; 3) la position de Jacques Maritain qui va dans le même sens.
On a implicitement fait référence à la position aristotélicienne sur la causalité exercée par ce qui est atteint dans l'opération pratique de la volonté. Il s'agit de la position suivante: ce qui est atteint par l'opération pratique de la volonté est "fin" au troisième sens du terme, c'est une réalité qui exerce une causalité finale objective, et il y a quelque chose d'analogue pour l'acte de connaissance. André de Muralt explique de la façon suivante cette position aristotélicienne: les opérations du connaitre et du vouloir sont comprises dans cette perspective comme "la causalité en acte des deux causes totales et réciproques que sont le sujet [cause efficiente] et l'objet [cause finale objective s'agissant du vouloir, et cause formelle objective s'agissant de la connaissance]". Au contraire de cette position aristotélicienne, il y a l'idée chez Dun Scot, et surtout chez Occam, d'une "opération humaine absolue de toute relation à son objet, qu'il s'agisse de la connaissance ou de l'opération pratique de la volonté". Cela ouvre la voie, d'un part, à toutes les doctrines de la connaissance a priori, et d'autre part à toutes les formes concevables de philosophie de la liberté (André de Muralt).
On revient au point que l'on a vu au départ de ce cours (voir supra le texte "Introduction - D'où partir pour cette réflexion sur les communautés politiques existantes", section1). On a dit que nous partons en philosophie politique de la question de la justice (des structures sociales et politiques concernant les communautés nationales). Pour la justice il faut en outre tenir compte de l'idée d'Aristote d'utiliser au niveau politique et constitutionnel la conception propre à la perspective du jusnaturalisme en matière de droit privé (droit romain, par exemple), c'est-à-dire la justice comme essentiellement le matériellement juste dans la situation en cause, selon le jugement d'un tiers impartial (Politique, Livre III, ch. 12). Lors du cours, j'ai expliqué ce qui m'a conduit à la découverte que c'est cela qui est au centre de cette autre tradition de pensée sociale et politique que celle du contrat social. Comme je le dis aux pages 27 à 33 de mon article "Peut-on se passer de l'idée de bien dans la pensée juridique et politique", dans une section intitulée "Retour à l'usage de la notion de bien dans la pensée juridique et politique contemporaine", ce qui m'a fait comprendre cela c'est une réflexion sur les recherches de Hans Jonas, Jürgen Habermas et Francis Fukuyma concernant les risques pour les générations futures d'une modification du génome humain transmissible à la descendance (une modification qui se ferait dans le contexte d'un projet d'homme augmenté, donc dans un contexte de transhumanisme). J'ai alors compris que le "principe responsabilité" de Hans Jonas est fondamentalement une question de justice élémentaire (quand on a affaire à une situation asymétrique dans laquelle un bien est en jeu, c'est la seule solution adéquate à la situation, par exemple quand nous découvrons que nous pouvons faire quelque chose qui affectera peut-être négativement les générations futures, et que celles-ci, qui ne peuvent rien faire contre nous contrairement à nous par rapport à elles, ne pourront peut-être pas défaire - le bien en jeu est le bien que représente ce que la Loi fondamentale allemande appelle "les bases naturelles de la vie", y compris un patrimoine génétique humain transmissible à la descendance non humainement modifié). La justice élémentaire dans la situation de pouvoir en question n'apparait que dans le jugement qui en constitue la détermination exacte (c'est un jugement qui ne se comprend bien que par référence à l'intervention d'un tiers impartial chargé d'apprécier ce qui est adéquat dans la situation en cause). L'obligation de responsabilité de la personne qui tient le couteau par le manche n'est pas l'image inversée du droit de quelqu'un d'autre - il s'agit donc d'une conception de la justice et de l'obligation très différente de celle du contrat social, et aussi des conceptions de l'obligation qui fondent tout sur l'intérêt et la coopération. J'ai compris qu'avec le rapport entre justice élémentaire des structures sociales et politiques et biens humains au niveau des communautés nationales, compte tenu de la situation asymétrique entre gouvernants et gouvernés qui caractérise ces communautés, on a affaire à une situation analogue. J'ai découvert ainsi que l'on ne peut pas facilement écarter l’idée centrale d’Aristote en philosophie politique, reprise par le Rapport mondial sur le développement humain de 1990 (qui est à la base de la fondation du PNUD à Genève) : la justice (ou justesse) des structures sociales et politiques mises en place sur le territoire d'un pays est quelque chose de central, de décisif, d'architectonique. Et elle ne peut être jugée qu’à l’aune du bien des gens qui vivent à cet endroit et de ceux qui y vivront peut-être dans l'avenir; et on ne peut pas, compte tenu de ce lien entre justice des structures et bien des gens, faire l’économie d’une réflexion politique sur ce qu’est exactement ce bien, mais c'est une réflexion sur le bien qui est en fait visé par les communautés politiques existantes les plus réussies, et pas quelque chose qui se fait a priori.
Le présent cours porte essentiellement sur le bien humain que l'on peut découvrir à travers une démarche qui repose entièrement sur l'analyse de ce qui est en fait visé par les communautés politiques existantes.