Pourquoi avoir adopté cette loi avec laquelle l'Etat ne peut plus en France "faire abstraction de la vie" de personnes qui sont dans la situation de Nicolas Perruche, c'est-à-dire qui sont nés en dépit d'une décision d'avortement?
La loi du 4 mars 2002 rend impossible des décisions comme celles de la Cour de cassation dans l'affaire Perruche. Elle le fait en posant que "nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du fait de sa naissance", une position qui repose implicitement sur une vérité au niveau politique, énoncée ainsi par le député qui a proposé la loi: pour les communautés politiques, pour les institutions, "la vie constitue le bien essentiel de tout être humain", et on ne peut pas en faire abstraction même à la demande de la personne concernée.
Pourquoi faut-il admettre au niveau de toute une communauté nationale comme la France, que la vie constitue le bien essentiel de tout être humain? Parce que la vie est un don de Dieu? Je ne crois pas que c'est la motivation à la base de l'adoption de la loi du 4 mars 2002. Par cette loi, la France écarte officiellement, sur le point précis qui fait l'objet de la loi, la tradition de pensée du contrat social, au moins dans la version radicale adoptée par la Cour de cassation, et revient implicitement à l'idée aristotélicienne de l’orientation exclusive des institutions sociales et de toutes les autorités, du fait de la constitution, vers le bien des gens. Une telle orientation est une question de justice élémentaire compte tenu de la situation asymétrique entre autorités et population, caractéristique de toute communauté politique - c'est de cette même conception de la justice élémentaire dans les situations asymétriques que relève par exemple le mémoire du procureur John Cooked contre Charles 1er d'Angleterre lors du procès de ce dernier en 1649 devant le Parlement anglais: le roi était « by trust, oath and office, obliged to use the power committed to him for the good and benefit of the people », Geoffrey Robertson, The Tyrannicide Brief. The Story of the man who sent Charles I to the Scaffold, London 2005, p. 147).
Avec cette orientation vers le bien des gens comme question de justice élémentaire dans la situation en cause caractéristique de toute communauté politique, il s'agit d'une position sur la justice que le Catéchisme de l'Eglise catholique présente ainsi: "la personne humaine est et doit être la fin de toutes les institutions sociales" (§1881), "la personne humaine représente le but ultime de la société, qui lui est ordonnée" (§1929). Il s'agit, en d'autre terme, de la conception de l'autorité comme service.
Avec cela, on a affaire à une autre philosophie politique que celle qui s'appuie sur la façon de penser la justice propre à la tradition de pensée du contrat social. Cette autre philosophie politique, c'est celle qui s'appuie sur la façon de penser la justice propre à ce que l'on a désigné lors du premier cours comme la tradition jusnaturaliste aristotélicienne. Selon cette autre philosophie politique, la justice au niveau constitutionnel, pour les autorités et les institutions, c’est fondamentalement « viser l’avantage commun (τὸ κοινῇ συμφέρον σκοπεῖν) », donc en particulier traiter la vie des gens, même ceux pour lesquels leur mère avait opté pour un avortement mais qui sont pour finir nés, comme une fin pour la communauté nationale et pour toutes ses institutions, y compris les tribunaux. C’est comme on l'a dit la dimension de justice des structures constitutionnelles qui conduit à cette position sur la vie comme "bien essentiel" (selon l'expression du député qui a proposé la loi du 4 mars 2002), c'est sur cette dimension de justice que repose l'exigence de cette orientation des institutions vers le bien des gens.
On peut formuler un peu différemment cette exigence de justice qui constitue la base de l'adoption de cette loi: si la justice élémentaire exige l'orientation de toutes les autorités vers la vie et le bien des gens, de tous ensemble et de chacun en particulier, cela signifie que les autorités et les tribunaux doivent accepter les vies humaines et donc les personnes telles qu'elles sont données par la nature (par la reproduction humaine, quelles que soient les techniques d'assistance dont elle bénéficie), sans pouvoir estimer que certaines vies et personnes peuvent faire l'objet d'une mise entre parenthèse, qu'on peut en faire abstraction, ou qu'elles n'auraient pas dues exister. Un tel pouvoir serait exorbitant, s'il appartenait aux autorités, et contraire à la conception de l'autorité comme service, de l'orientation de base vers la vie et les biens fondamentaux des gens.
C'est de là que vient cette idée de la primauté de l'existence actuelle d'une personne par rapport au choix qu'a pu faire sa mère en décidant d'avorter, que la loi adoptée par le législateur français oppose à la décision de la Cour de cassation. En posant que « la vie constitue le bien essentiel de tout être humain », par l'expression « bien essentiel », le projet de loi veut dire qu’un tel bien ne peut pas être relativisé par rapport à quelque chose qui serait traité par le juge ou l’autorité en question comme plus important, par exemple une volonté d'avortement de la mère, restée sans effet. le législateur a bien vu qu’aller dans un autre sens, c’est ouvrir la porte à l’eugénisme, une des plus grave trahison de cette obligation fondamentale d'orientation vers la vie et le bien des gens, tous ensemble et chacun en particulier.
Il est bien sûr surprenant que la loi en question rejoigne la position du Catéchisme de l'Eglise catholique, alors même qu'elle a été adoptée par la très grande majorité des députés qui ont voté pour elle. Mais cela l'est beaucoup moins dès que l'on comprend qu'à la base des deux positions il y a la même conception de la justice élémentaire dans le rapport entre autorités et population, celle qui a été analysée par Aristote dans la Politique.
Je ne parle pas ici de positions sur l'avortement. Nicolas était né depuis plus de 10 ans au moment de la décision de la Cour, et l'avortement n'était plus une question ouverte. Il s'agit ici uniquement de la difficulté suivante: la personne dont la vie peut être mise entre parenthèse ou même traitée de « préjudiciable » par des juges (donc par des institutions sociales aussi importantes que des tribunaux) n’est pas considérée par ces autorités comme « la fin de toutes les institutions sociales », « le but ultime de la société », comme l'exigent les §1881 et §1929 du Catéchisme en accord avec la philosophie politique d'Aristote sur ce point. C’est manifeste : pour qu’une personne soit une telle « fin », un tel « but », il faut au moins que sa simple existence soit un bien « essentiel » aux yeux des « institutions sociales ».
Alors que la tradition de pensée du contrat social pense pouvoir se passer complètement de l'idée de bien dans la façon d'appréhender conceptuellement les communautés existantes et leur fin (voir le début de mon article, "Peut-on se passer..."), la tradition de pensée sociale et politique que nous examinons dans ce cours met au contraire les biens humains (par exemple le bien qu'est la vie humaine des personnes) au centre des structures sociales et politiques, comme leur fin. C’est la conception politique mis en avant par le Rapport mondial sur le développement humain de 1990, notamment quand il parle de « l’être humain en tant que fin ultime de toute activité [au niveau social et politique] », en faisant directement référence à Aristote à ce propos. Saint Thomas a adopté cette même explication des communautés politiques existantes, en se référant lui aussi à Aristote. C’est une tradition de pensée au niveau politique qui aboutit à des considérations semblables à celles du projet de loi élaboré à la suite de la décision de la Cour de cassation dans l’affaire Perruche (la vie humaine comme "bien essentiel").
C'est là une conclusion (la vie humaine des personnes existantes comme "bien essentiel" pour les institutions et les autorités) que l'on peut atteindre, selon cette tradition de pensée, dans le contexte d'une analyse philosophique des communautés politiques qui se fait de façon totalement laïque, comme le montre bien le Rapport. Il suffit de partir de questions de justice élémentaire. Rien n'est plus insensé, donc, que l'affirmation suivante des partisans de la tradition de pensée du contrat social: la tradition de pensée qu'ils défendent devrait selon eux être considéré comme représentant ce qu'ils appellent le droit de l'Homme, alors que l'autre dont je parle ici représenterait ce qu'ils appellent le droit de Dieu. Il est vrai que la proposition que la vie constitue le bien essentiel de tout être humain peut aussi découler de la proposition suivante. "la vie est un don de Dieu". mais cela ne change rien au fait qu'on y arrive aussi, tout-à-fait indépendamment, comme une conséquence de la justice élémentaire dans le rapport entre autorités et population.
Ce qui m'a conduit à la découverte de ce qui est au centre de cette autre tradition de pensée que le contrat social
Lors du cours, j'ai expliqué ce qui m'a conduit à la découverte de ce qui est au centre de cette autre tradition de pensée sociale et politique. Ce n'est pas une certaine idée de la nature humaine; c'est plutôt une réflexion critique sur les questions de justice élémentaire et de responsabilité qu'implique l'exercice d'un pouvoir quelconque. Comme je le dis aux pages 27 à 33 de mon article "Peut-on se passer...", dans une section intitulée "Retour à l'usage de la notion de bien dans la pensée juridique et politique contemporaine", c'est une réflexion à partir des recherches de Hans Jonas, Jürgen Habermas et Francis Fukuyma sur les risques pour les générations futures d'une modification du génome humain transmissible à la descendance (une modification qui se ferait dans le contexte d'un projet d'homme augmenté, donc dans un contexte de transhumanisme qui utiliserait un pouvoir techno-scientifique). Dans une situation de asymétrique comme celle-ci (elle l'est en raison d'un pouvoir que nous détenons: nous pouvons faire quelque chose qui affectera peut-être négativement les générations futures, que celles-ci ne pourront peut-être pas défaire), se posent 1) la question de l'usage par quelqu'un d'un pouvoir qui peut affecter négativement d'autres personnes dans l'avenir, notamment en portant atteinte au bien que représente ce que la Loi fondamentale allemande appelle "les bases naturelles de la vie" (y compris un patrimoine génétique humain transmissible à la descendance non modifié), et conjointement, 2) la question de la justice dans une telle situation asymétrique: n'y a-t-il pas dans une telle situation une obligation de responsabilité face aux biens en jeu, qui n'est pas l'image inversée du droit de quelqu'un d'autre (peu importe donc que les générations futures ne soient pas encore là, et qu'il n'y en aura peut-être pas) - il s'agit donc d'une conception de la justice très différente de celle du contrat social).
J'ai découvert ainsi que l'on ne peut pas facilement écarter l’idée centrale d’Aristote en philosophie politique, reprise comme je viens de le dire par le Rapport mondial sur le développement humain de 1990 (qui est à la base de la fondation du PNUD à Genève) : la justice (ou justesse) des structures sociales et politiques mises en place sur le territoire d'un pays en relation avec le pouvoir des autorités et des institutions politiques ne peut être jugée qu’à l’aune du bien des gens qui vivent à cet endroit et de ceux qui y vivront peut-être dans l'avenir. Et l'on ne peut pas non plus, compte tenu de ce lien entre justice des structures encadrant l'exercice d'un pouvoir et bien des gens, faire l’économie d’une réflexion politique sur ce qu’est exactement ce bien. Comme je l'ai dit plus haut, je parle de cette conception de la justice au niveau des communautés politiques dans la dernière section (section 11), qui constitue la base et le fondement de chacune des sections de ce cours.
Pour exposer cette tradition de pensée sociale et politique, nous allons partir de la Politique d'Aristote, qui commence avec une affirmation parfaitement laïque. Cette affirmation traite l'existence d'une mise en commun au centre de ce qui constitue l'ordre constitutionnel et l'exercice du pouvoir dans les pays existants, et aussi le lien entre cette mise en commun politique et les biens humains qu'elle vise, comme l'objet d'une simple constatation: "Puisque nous voyons que tout pays [la France, ou la Suisse, par exemple, mais il convient de noter qu'Aristote dit "toute cité" parce qu'en Grèce à son époque chaque ville était un pays indépendant] est une sorte de mise en commun et que toute mise en commun est constituée en vue d’un certain bien (car tous les hommes font tout en vue de ce qui leur paraît un bien), il est évident que comme toutes les mises en commun visent un certain bien, c’est la mise en commun qui est souveraine entre toutes et inclue toutes les autres, qui le fait le plus et qui vise le bien décisif entre tous : c’est elle qu’on nomme cité ou communauté politique." La question politique fondamentale est analogue à la question de la responsabilité face aux générations futures s'agissant des bases naturelles de la vie. Dans les deux cas il y a une situation asymétrique en raison de l'existence d'un pouvoir, et un bien en jeu (donc il y a une question de justice élémentaire, objet d'un jugement sur la situation en cause).
Nous passerons ensuite au début de l'Ethique à Nicomaque. Nous voulons découvrir si on y trouve des éclaircissements sur la nature de ce bien visé par les communautés politiques existantes. Comme on l'a vu pendant le cours, après un premier paragraphe qui reprend ce qui est énoncé entre parenthèse dans le passage que l'on vient de citer (soit: tous les hommes font tout en vue de ce qui leur paraît un bien), Aristote passe immédiatement à la distinction entre activités transitives et activités immanentes. C'est la première clarification apportée sur ce qu'est ce "bien décisif entre tous" au centre de toute mise en commun politique, comme leur fin. On devine qu'avec cette distinction Aristote veut dire que ce bien décisif, fin des communautés politiques, consiste non pas en activités humaines transitives mais en activités immanentes, telles que vivre et connaître, telles que, aussi, les activités volitives d'affection et d'amitié qui se déploient parfois dans les relations interpersonnelles entre les gens (saint Thomas vise des activités volitives de ce genre quand il désigne la relation entre conjoints comme la "maxima amicitia").
Le lien entre la tradition de pensée du contrat social (la dimension politique) et une certaine conception de l'homme et de la liberté qui est la sienne (la dimension anthropologique)
Pour bien comprendre ce qu'est vraiment cette liberté à laquelle la tradition de pensée du contrat social attribue une valeur absolue, il faut tenir compte de la conception anthropologique qui accompagne la philosophie politique de Thomas Hobbes. La tradition de pensée du contrat social qu'il a initiée défend en effet en effet une représentation de la liberté qui est liée à une anthropologie bien précise: la conception de l'homme reprise en France par Voltaire quand il affirme que "tout n'est que machine" et que "nous ne sommes que des roues de la machine du monde", parce que soit "tout est dans l'univers assujetti à des lois éternelles", donc "à l'ordre éternel d'un maître absolu", soit "tout est la suite de la nécessité de la nature des choses". Dans un cas comme dans l'autre il n'y a pas de choix libre, pas de volonté libre ("une volonté libre est un mot absolument vide de sens", dit Voltaire). "Où sera donc la liberté? Dans la puissance de faire ce qu'on veut." Voltaire proclame après Hobbes: "En quoi consiste donc votre liberté, si ce n'est dans le pouvoir que [vous avez] exercé de faire ce que votre volonté exigeait d'une necessité absolue". Comme Voltaire, Thomas Hobbes affirme que la liberté dans un monde où règne la necessté "consiste dans le mouvement" non entravé, c'est-à-dire dans "l'absence d'entraves extérieures" (Hobbes se réfère à la loi d'inertie de Galilée).
Voyons maintenant une tout autre conception de la liberté, celle qui correspond à cette autre tradition de pensée au niveau politique, que j'appelle le "jusnaturalisme". Cette autre approche propose une analyse du choix et précise que la liberté se situe à ce niveau. Pour cette approche, tout n'est en effet pas contraint et forcé, tout ne relève pas "d'un nécessité absolue" dans ce qu'on a la volonté de faire. Dans les analyses du libre choix de l'Ethique à Nicomaque, Livre III, Aristote par de la notion clé de "τὸ ἑκούσιον" qui vise ce qui est fait « de plein gré », y compris par un chien, le contraire donc de ce qui est contraint et forcé, c'est-à-dire de ce qui est fait malgré soi. Ce n'est pas encore le libre choix, mais Aristote développe cette notion du "plein gré" jusqu’à l’explication de ce qu’est le « librement choisi », donc le choix libre, en utilisant pour cela le concept d’un "plein gré (ἑκούσιον) prédélibéré (προβεβουλευμένον)"; voir Eth. Nic. III.2, 1112a15 : « ce n’est pas toute espèce de plein gré qui est du librement choisi, mais le plein gré prédélibéré (τὸ δ᾽ ἑκούσιον οὐ πᾶν προαιρετόν. ἀλλ᾽ἆρά γε τὸ προβεβουλευμένον) ».
Les deux aspects qui constituent cette approche sont souvent attaqués. Par exemple, les théories déontologiques soutiennent qu'il faut considérer comme fait "malgré soi" ce qu'on doit désirer, par exemple manger et boire ce qui est nécesaire pour vivre, et aussi la santé, et aussi l'étude et la compréhension des choses, sous prétexte que cela s'impose à nous de l'extérieur. C'est absurde, dit Aristote; one pourrait plus dire alors que les animaux agissent de plein gré, ni les enfants. Lorsqu'on boit et mange parce qu'on en a besoin, on agit "de plein gré" pour Aristote. Sinon, dit-il, on soutiendrait que ce en vue de quoi tout le monde fait tout ce qu'il fait serait contraint et forcé. Lorsque le principe qui meut les parties de notre corps est en nous, et donc qu'il dépend de nous d'agir ou non, on agit "de plein gré". Ainsi, comme le dit très bien Martha Nussbaun, Arisote "argumente pour une image de l'action humaine qui nous permet de voir notre dépendance vis-à-vis du monde extérieur comme quelque chose qui n'est pas à l'opposé de ce qui fait la valeur de l'action humaine, mais est au contraire au centre de celle-ci".
Voyons maintenant le second aspect de l'approche d'Aristote. Il est souvent rejeté parce que mal compris. Un plein gré prédélibéré, c'est un pein gré dont l'objet est éclairé par une délibération préalable. Ce qui m'attire, est-ce réellement un bien? Est alors en jeu une appréciation à effectuer par la raison à travers une délibération, au moment du choix entre de multiples biens humains différents les uns des autres (la connaissance , l'amitié, etc), et entre de multiples concrétisations possibles de chacun d'eux. Il y a à chaque moment une multiplicité de possibilités qui s'offrent à l'action humaine, et la volonté peut se porter, après la délibération, sur des actions et des biens très différents, et même incommensurables entre eux. Nous voulons alors quelque chose parce que cela nous apparait bon (après délibération et réflexion critique); ce qui apparait bon alors n'est pas tel parce que nous le désirons; "car ce qui est au point de départ [en cas de pré-délibération], c'est la compréhension [de ce que c'est]" (Métaphysique, XII, 7, 1072 a 29-30). On va voir comment Thomas d'Aquin et Amartya Sen reprennent d'Aristote cette idée d'une liberté de choix positive, celle de vouloir faire ceci plutôt que cela, pour des raisons examinées dans la délibération.