Nous utilisons pour cette réflexion:
le Rapport mondial sur le développement humain de 1990 (qui parle de deux des fins visées par les communautés politiques);
l'Iliade ou le poème de la force de Simone Weil (sur une troisième fin visée par les communautés politiques);
la note de Maritain sur son expérience d'une convergence généralisée à l'ONU sur la question de la fin des communautés politiques, même entre des gens que tout sépare.
Puis nous examinons la position de saint Thomas dans son Commentaire sur la Politique d'Aristote: les communautés politiques mises en place dans le but que l'on a indiqué sont des "touts" qui résultent d'une composition, "œuvre de la raison humaine", qui met un ordre entre les actions extérieures des hommes "considerando", dit saint Thomas, c'est-à-dire en réfléchissant et délibérant sur ce qui est matériellement juste
1) Le Rapport mondial sur le développement humain de 1990
Après avoir vu la dernière fois les textes d'Aristote sur la fin des communautés politiques, nous soulignons que ce que ces textes présentent est toujours actuel. Cette conception (autre que celle de la tradition de pensée du contrat social, Hobbes, Rousseau, Kant, Fichte, Rawls) est en effet mise au premier plan par le Rapport mondial sur le développement humain de 1990 (Programme des Nations Unies sur le Développement humain, PNUD). Selon ce texte, "les structures sociales doivent être jugées à l'aune de l'épanouissement des hommes", une idée qui "remonte au moins à Aristote", d'après le Rapport (comme on l'a dit, c'est une question de justice élémentaire). S'agissant des biens qui constituent ensemble l'épanouissement humain (l'accomplissement atteignable dans une vie humaine grâce notamment à l'ensemble de conditions sociales mises en place). Le Rapport attire l'attention sur deux aspects de base: le fonctionnement que permet la capacité de vivre longtemps et en bonne santé (cette capacité ne peut pas exister, ou si peu, sans l'accès à l'eau potable, à une nourriture suffisante, à des soins en cas de maladie ou d'accident, sans des mesures de protection contre des catastrophes naturelles, les épidémies, etc.), et celui que permet des capacités acquises dans le domaine de la connaissance et du savoir (acquises notamment grâce à l’instruction, à l’accès à la culture).
2) L'Iliade ou le poème de la force, de Simone Weil (voir texte sous séance suivante, ci-dessous)
Le bien humain n'est pas seulement constitué par ces deux fonctionnements: les deux fonctionnements en question sont conçus par le Rapport comme des fonctionnements de base (vivre longtemps et en bonne santé, savoir et connaître). Aristote donne une place centrale à un troisième type de fonctionnement quand il analyse les communautés politiques qu'il a sous les yeux : il s'agit, dans les termes de Simone Weil, de "ce qui … dans les relations humaines échappe à l'empire de la force", l’amitié, aussi bien dans la famille (parents et enfants, par exemple) qu’en dehors d'elle, entre proches qui ne font pas partie de la même famille. Il faut en outre préciser que le fonctionnement désigné comme "savoir et connaître" est non seulement une dimension de base, comme le dit le Rapport, mais constitue aussi dans une philosophie comme celle d'Aristote un aspect de l'activité humaine qui relève de ce qui est ultime.
3) Texte de Maritain
Il existe une convergence générale sur les finalités pratiques au niveau des communautés politiques, même entre des gens que tout sépare: au niveau politique il y a une fin que nous poursuivons pour elle-même, et cette fin est constituée par quelque chose qui relève de l'activité elle-même de vivre dans ses divers aspects (voir le texte de Jacque Maritain qui figure ci-dessous). Il y a donc une pluralité d'opérations humaines qui sont des fins pour les communautés politiques (vivre, connaître et aimer); elles constituent les différents aspects d'un certain accomplissement humain, et les structures sociales, en particulier les communautés politiques, les institutions, l'activité des diverses autorités, doivent être approchés, jugés et corrigés, s'il y a lieu, à l'aune d'accomplissements effectivement atteints dans ces domaines.
4) Les "touts" que sont les communautés politiques
Avant d'aller plus loin dans la recherche de ce qu'est le bien humain à partir des observations que l'on peut faire sur la fin que visent factuellement les communautés politiques existantes, "l'investigation pour ainsi dire première, dit Aristote, c'est de considérer la cité: qu'est-ce enfin que la cité? Car il y a une controverse sur ce point" (Politique, III, 1). Aristote se prononce contre l'idée de "l'unité de la cité la plus totale possible, considérée comme son bien suprême; car c'est là le principe fondamental que pose Socrate" dans la République de Platon (La Politique, Livre II, 2, 1261 b1). Les communautés politiques sont des "touts" en ce sens qu'il y a une certaine unité de parties multiples et diverses (les individus et leurs multiples actions externes) selon un certain ordre, un ordre qui n'a qu'une "unité d'ordre", un ordre qui est une oeuvre de la raison humaine, un ordre qu'elle met dans les actions humaines "considerando" dit saint Thomas, c'est-à-dire en réfléchissant et en délibérant sur ce qui est matériellement juste.
Considérations additionnelles (lecture pas nécessaire):
Une communauté politique se caractérise comme un certain tout rassemblant en une certaine unité des parties (les individus et leurs multiples actions externes) selon un certain ordre, un tout donc avec une certaine structure. On parle pour cette raison de structures sociales, d'organisation, d'ordre constitutionnel, etc. En amont des activités immanentes, la mise en commun politique dont on a parlé lors du dernier cours suppose, comme dans le cas d'une équipe de football ou d'un orchestre symphonique, la mise en place d'une organisation, d'un ordre, d'une structure, d'une constitution.
Nous voyons les textes de Saint Thomas (le prologue de son Commentaire sur la Politique et celui de son Commentaire sur l'Ethique à Nicomaque) sur ces "touts" que sont les communautés politiques, sur l'ordre entre les parties que ces "touts" impliquent (l'ordre des actions d'une multiplicité de personnes, entre elles et par rapport à une fin, dit justement Thomas d'Aquin) et sur le rôle de la raison pratique humaine dans la conception et la réalisation de ces "touts". Saint Thomas parle en effet de "ce tout qu'est la cité", et précise qu'il est réalisé quand "la raison ordonne en une certaine communauté une multiplicité d'êtres humains", et que c'est là "l'œuvre la plus importante" parmi les touts que la raison pratique humaine peut réaliser.
Selon Thomas d'Aquin, un tel "tout" tient à un ordre entre des opérations humaines, entre des actions humaines externes, et il s'agit d'un ordre "entre elles et vers une fin". Dans un tout comme un orchestre symphonique ou une équipe de football, ou comme une communauté politique, l'ordre constitutif du tout a en effet deux aspects: l'ordre des parties entre elles, de l'action d'une partie avec celle de l'autre partie, et l'ordre des actions des différentes parties vers la fin. Et l'ordre vers la fin "est plus important que l'autre", dit saint Thomas. L'ordre vers la fin, c'est-à-dire vers le bien humain de tout le monde et de chaque personne en particulier, est, au niveau politique, quelque chose qui s'impose pour des raisons de justice élémentaire.
Enfin, Saint Thomas indique que ce tout a "une unité d'ordre" et pas de continuité, ce qui permet qu'il y ait des opérations des parties indépendamment du mouvement du tout. On peut supposer que dans une telle conception ce sont certaines opérations immanentes des parties qui constituent la fin du "tout". Les textes de Saint Thomas contiennent des précisions à ce sujet, et on reviendra ultérieurement sur ce point.
On voit avec ces textes comment se présentent les choses (les communautés politiques et leurs structures de base) quand on n'approche pas la philosophie politique à partir de la tradition de pensée du contrat social, mais à partir d'une tradition de pensée d'origine aristotélicienne. Alors que dans la tradition de pensée du contrat social tout est une question de consentement mutuelle, donc de volonté, on voit que selon cette autre approche tout est plutôt une question d'intelligence, de raison pratique. Ce n'est pas l'intelligence et la raison d'une seule personne qui est à l'œuvre, ou d'une élite de sages ou de compétents, dans l'optique d'Aristote. Il faut en effet comprendre concrètement comment s'exerce cette raison pratique lorsqu'il s'agit de son œuvre la plus importante parmi les touts qu'elle peut réaliser. Pierre Aubenque dans son article Aristote et la démocratie, rappelle pertinemment "la préférence qu'Aristote accorde finalement aux procédures laborieuses de la délibération en commun, telles que la pratiquaient, dit-il, "de nos jours [...], des citoyens réunis en assemblées" (Problèmes aristotéliciens, II, Philosophie pratique, Vrin 2011, pp. 159-167, p. 163). Aristote dit en effet "est-ce une seule personne, parfaite, qui doit avoir le dernier mot ou la multitude (πότερον ἕνα τὸν ἄριστον δεῖ ἄρχειν ἢ πάντας)? De nos jours, en effet, ce sont des citoyens réunis en assemblée qui examinent ce qui est juste, délibèrent et jugent (καὶ γὰρ νῦν συνιόντες δικάζουσι καὶ βουλεύονται καὶ κρίνουσιν)", Politique, III. 15, 1286a 25). Amartya Sen prolonge la position aristotélicienne en mettant en évidence que la démocratie est essentiellement délibération en commun de questions qui ne sont pas susceptibles d'une solution technique, et, en ce sens, "public reason" (L'idée de justice, chapitre 15).
Rapport mondial sur le développement humain 1990 (PNUD)
Analyse du Rapport: Développement humain et biens fondamentaux
Les remarques lumineuses de Jacques Maritain sur son expérience à l'UNESCO
Th. d'Aquin, Commentaire de la Politique et Commentaire de l'Ethique à Nicomaque
Textes d'Aristote (extraits de Pol. II)