Après la fin-résultat, après la fin au sens de "opération immanente" (c'est à ce sens du mot fin qu'on pense quand on dit que les opérations humaines que sont vivre et connaitre, et aussi l'amitié entre les proches, sont fin ultime des communautés politiques), il faut comprendre aussi la fin au sens de ce qui apparait comme une fin réelle, objective et transcendante à travers les opérations immanentes que sont les opérations volitives et intellectuelles (des opérations constitutives de l'épanouissement humain, qui sont donc ensemble la fin ultime des communautés politiques)
1) Introduction
On a identifié lors des deux derniers cours les biens qui sont des fins pour les communautés politiques. On l'a fait avec l'aide du Rapport mondial sur le développement humain (deux biens fondamentaux: vivre longtemps et en bonne santé, ainsi que savoir et connaître) et aussi grâce au texte de Simone Weil sur l'Iliade (le bien fondamental qu'est l'amitié dans les relations interpersonnelles). Voilà ce que les mises en commun politiques visent le plus à rendre possible, à favoriser: il s'agit, selon la terminologie d'Aristote, de vivre (vivre longtemps et en bonne santé, dit le Rapport) et aussi de bien vivre (savoir et connaitre, et aussi l'amitié).
2) Comment se pose pour Aristote la question de savoir si l'amitié est réellement une fin pour les communautés politiques?
Avant d'aborder la question de la fin comprise dans le troisième sens du terme, et donc de comprendre le rapport de la fin dans ce troisième sens à la fin dans le deuxième sens du terme (c'est à-dire au sens d'activités immanentes, donc au sens que l'on utilise lorsqu'on dit que vivre et bien vivre sont fins des communautés politiques), nous allons d'abord rappeler comment se pose pour Aristote la question de savoir si l’amitié est réellement une fin pour les communautés politiques existantes (nous reprenons ce qui a été expliqué à la fin de la section précédente). Il s'agit avec l'amitié de ce bien que le texte de Simone Weil vise quand il parle de ce monde de la famille où chaque personne est pour ceux qui l'entoure ce qui compte le plus (Recueil de textes, p. 76). On a vu la façon dont Aristote aborde ce point: en partant de la question "qu’est-ce, selon nous, dit-il, le bien où tend la politique?"
On peut résumer de la façon suivante l'enquête qu'il mène pour répondre à cette question:
tout le monde est d'accord sur le fait que le bien où tend la politique c’est le bonheur des gens, compris comme un vivre et un bien vivreou bien agir, quelque chose qui ne peut donc se réaliser que dans l’exercice même de notre vie humaine, c’est-à-dire dans notre activité, envisagée dans sa manifestation la plus parfaite; il y a donc une fin que nous recherchons pour elle-même et les autres en raison de celle-ci;
mais il y a désaccord, parce que l’activité humaine dans sa manifestation la plus parfaite est conçue de manière très diverse par les gens;
pour Aristote, ce désaccord se tranche pragmatiquement en philosophie politique; il se résout en partant de la constatation de «ce en vue de quoi la cité [une communauté nationale comme la France, par exemple] est [effectivement] constituée» (Recueil de textes, p. 132). En examinant ce que les gens font réellement au niveau de la mise en commun politique, on est conduit à rejeter la thèse que c’est seulement le besoin ou l’intérêt qui conduit les gens à choisir de vivre ensemble au sein des communautés politiques. Selon Aristote (voir les textes d'Aristote, Recueil de textes, p. 132) «... les hommes désirent vivre ensemble même quand ils n’ont pas besoin de l'aide les uns des autres» (Pol. III.6, 1278b20-24, trad. Pellegrin, p. 239). Il y a derrière ce phénomène, dit Aristote, quelque chose qui relève de la fin ("c'est avant tout cela, la fin", Pol. III.6, 1278b20-24). Aristote montre que cette fin est l'amitié, en introduisant l’amitié par la remarque suivante : "le choix délibéré de vivre ensemble n’est autre chose que l’amitié (ἡ γὰρ τοῦ συζῆν προαίρεσις φιλία)" (Pol. III.9, 1280b38-39, tr. de J. Tricot, p. 210). Pour cette interprétation, voir Irwin, p. 86: “Later, he remarks that such associations display friendship”. Si l’on relève malgré tout que c'est en raison d'un avantage ou d'un intérêt qu'ils veulent être ensemble au sein de communautés politiques, dit Aristote, il faut préciser que c’est l’intérêt pour l’amitié: "l’intérêt commun rassemble, mais au sens où en étant ensemble échoit à chacun d’eux une part de bien vivre" (Pol. III.6, 1278b20-24, trad. Pellegrin, p. 239).
Ce n'est donc pas une idée de ce qu'est l'être humain qui conduit Aristote à reconnaître la place de ce bien humain qu'est l'amitié entre proches, mais l'observation de «ce en vue de quoi la cité est constituée». A partir d'expériences au niveau des communautés nationales, on arrive à des vérités générales comme: la destruction d'une cité est le plus grand malheur qui soit (voir le texte de Simone Weil, Recueil de textes, p. 88), en raison de la destruction de ce bien que sont les relations entre proches; et: l'amitié est le plus grand des biens pour les cités (voir Aristote, Recueil de textes, p. 52). Dans la philosophie politique d’Aristote, la question de la place de l’amitié est une question de fait qui peut être tranchée selon les "exigences de l’impartialité dans un débat public ouvert", en s’appuyant sur un "raisonnement public" qui part de l’expérience la plus commune (Amartya Sen, L’idée de justice (2009), trad. Fr. par P. Chelma, Paris 2010, p. 485, qui applique cette approche à la justice). Cette question de la place de l’amitié ne dépend pas de l’analyse philosophique de ce qu'est de l’amitié, ou de l'analyse de ce qu'est l'être humain.
3) La découverte de la fin dans un troisième sens du terme "fin"
1. Une clarification préalable
En examinant les communautés politiques que l'on a sous les yeux, en analysant ce qu'on observe, on est conduit à distinguer parmi les activités humaines, les activités qui relèvent de la fin (visée par ces communautés politiques), donc vivre et bien vivre, et les activités qui relèvent des moyens (des activités mises en œuvre en vue de cette fin, notamment des activités productives). Les activités qui relèvent de la fin des communautés politique sont un autre type d'activité humaine que celles qui relèvent des moyens: ce sont celles qui sont engagées dans "les accomplissements" dans la vie "que vivent réellement les gens" (expression d'Amartya Sen, L'idée de justice, p. 44).
On va désormais ne s'intéresser ici qu'aux activités qui font partie du bien vivre, soit: savoir et connaitre, et aussi l'amitié. On laisse de côté, donc, vivre longtemps et en bonne santé. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une fin des communautés politiques.
Dans son analyse, Aristote souligne ce qu'implique l'articulation entre, d'un côté, le bien vivre, qui relève de la fin des communautés politiques, et de l'autre les moyens mis en œuvre pour cette fin, y compris les moyens humains, en temps de travail, par exemple ce qui est financé à travers un budget comme celui de l'éducation nationale: cette articulation implique que les activités humaines qui relèvent de la fin (des communautés politiques) doivent avoir comme fin, si ce qu'on fait est cohérent, une fin d'un autre ordre que la fin des communautés politiques elles-mêmes, donc une fin d'un autre ordre que des opérations immanentes comme vivre et bien vivre! Sinon tout serait circulaire. Voilà le levier qui permet de passer à la compréhension de la fin dans le troisième sens du mot "fin": une fin d'un autre ordre que des opérations immanentes¨!
Cela est est expliqué dans un article à publier (Amitié et communautés politique, la quatrième partie d'une série d'étude sur la philosophie politique d'Aristote). Il y a de larges extraits des passages relevant dans la section précédente, sous documents 6.1, 6.2, 6.3, 6.4 et 6.5.
Avant d'expliquer ce qu'est exactement la fin dans le troisième sens du mot "fin", revenons encore une fois à ces activités immanentes que sont savoir et connaître, et l'amitié entre proches. Elles constituent le bien-vivre et sont visées comme des fins par les communautés politiques. Aristote en parle dans un texte consacré à la question de l'œuvre propre de l'homme (Recueil de textes, p. 44). Nous utilisons dans notre explication le commentaire de Thomas d'Aquin sur ce texte. Insistons en répétant encore une fois que ces précisions que nous allons donner sur ce qui constitue sur l'œuvre propre de l'homme sont données par Aristote dans un contexte où tout le monde est d'accord sur le fait que le bien où tend la politique c’est le bonheur des gens, compris comme un vivre et un bien vivre ou bien agir, quelque chose donc qui ne peut se réaliser que dans l’exercice même de notre vie humaine, c’est-à-dire dans notre activité, envisagée dans ses manifestations les plus parfaites, et qu'il y a donc en ce sens une fin (notre activité, envisagée dans ses manifestations les plus parfaites) que nous recherchons pour elle-même et les autres en raison de celle-ci.
Le point sur lequel il y a souvent une difficulté dans la compréhension de ce texte sur l'œuvre propre de l'homme est le suivant: on croit souvent que bien vivre n'est qu'une manière de vivre, que c'est vivre bien. C'est une vision des choses qui considère qu'il n'y a que le vivre et les manières de vivre qui importent. Aristote et saint Thomas vont dans une toute autre direction: pour eux l'expression bien vivre ne vise pas une manière de vivre. Aristote soutient que pour comprendre ce qu'est le bien vivre pour l'homme (savoir et connaître, d'un part, et, d'autre part, l'amitié entre proches), il faut bien voir que c'est "une certaine [vie] d'opérations (πρακτική τις) [relevant] de la partie qui a la raison (τοῦ λόγον ἔχοντος)" en nous. Il précise en effet, à propos du bien vivre, que c'est "une certaine vie (ζωήν τινα)", et que "celle-ci [cette vie] est acte de l’âme et actions en lien avec la raison (ταύτην δὲ ψυχῆς ἐνέργειαν καὶ πράξεις μετὰ λόγου)". Il précise encore que c'est "un acte de l’âme selon la raison ou pas sans raison (ψυχῆς ἐνέργεια κατὰ λόγον ἢ μὴ ἄνευ λόγου)". Il rappelle en outre que pour l'homme comme pour les autres êtres le bien consiste dans l'opération ("c’est dans l’œuvre que semble être ce qu'il y a de bon et le "bien", ἐν τῷ ἔργῳ δοκεῖ τἀγαθὸν εἶναι καὶ τὸ εὖ)".
Saint Thomas clarifie ce qu'est cette opération en excluant que par vivre, dans l'expression bien vivre, on vise être en vie, exister (dans l'expression bien vivre, dit-il, on n'entend pas "vivere secundum quod est esse viventis"). On vise en effet plutôt par le terme vivre, dans l'expression bien vivre, une certaine opération de la vie, par exemple connaître la réalité et savoir ("vivere secundum quod vivere dicitur aliquod opus vitae, puta intelligere..."), et aussi les opérations pratique de la volonté (opérations pratiques que Simone Weil vise quand elle parle de ce monde de la famille où chaque personne est pour ceux qui l'entoure ce qui compte le plus, Recueil de textes, p. 76).
A noter que saint Thomas rajoute "vel sentire"; il envisage donc que sentir et percevoir soient aussi une certaine opération de la vie, une opération qui est une vie, distincte à la fois de l'opération de la partie qui a la raison, et de l'opération qu'est vivre au sens d'exister. Aristote va dans le même sens que saint Thomas s'agissant de sentir et percevoir: "On se rassemble aussi et on maintient la communauté politique, dit-il, pour simplement vivre [il s'agit d'une référence à "vivere secundum quod est esse viventis"] : peut-être … y a-t-il une part qui est belle dans le seul fait de vivre …, comme si la vie avait en elle-même une joie et une douceur naturelle [il s'agit d'une référence à l'opération de la vie qu'est sentir et percevoir]" (Recueil de textes, p. 132).
Il faut compléter ce qu'on vient de dire des analyse d'Aristote sur cette vie d'opérations de la partie en nous qui a la raison, en précisant qu'elle se divise en deux. Selon Aristote, la vie d'opérations de cette partie, c'est d'une part la vie consistant à connaître et savoir, c'est-à-dire la vie de cette partie qui a la raison dans le sens où cette partie pense et réfléchit, et c'est d'autre part la vie consistant en opérations pratiques de la volonté (désirer et aimer de désirs et d'amours pré-délibérés, qui peuvent aller jusqu'à l'amitié entre proches, cette vie de la partie qui a la raison dans le sens où il s'agit de la partie désirante qui participe à la raison du fait qu'elle est capable de l'écouter, de désirer en accord avec cette écoute).
2. La découverte proprement dite de la fin dans le troisième sens du texte
Après ces précisions sur le bien vivre comme "opus vitae", envisagé de plus dans sa complexité (compte tenu des deux parties que l'on vient de distinguer), revenons à ce que disent Aristote et saint Thomas du troisième niveau de finalité que l'on découvre quand on comprend quelle est la fin des opérations propres à chacune des deux parties.
Il n'y a pas seulement la finalité que l'on comprend en examinant le statut de l'œuvre produite dans le contexte d'un travail productif, c'est-à-dire la finalité de la fin-résultat (ce qu'on a en vue dans le travail productif, le en vue de quoi à ce niveau, est un résultat externe par rapport au travail et par rapport à la personne qui travaille, c'est le résultat que le travail produit). Mais il y a aussi une finalité plus profonde, celle de la personne qui travaille en vue de s'épanouir (on voit qu'il y a un entrelacement des activités qui sont des moyens mises en œuvre par les communautés nationales, et celles qui relèvent de la fin qu'est un certain épanouissement à travers le travail). Cet épanouissement, fin immanente, est au-delà du résultat immédiat qu'est l'œuvre externe produite par le travail. Ces deux niveaux de finalité s'exercent souvent ensemble. A son tour l'analyse de cette fin immanente qu'est un certain épanouissement humain va nous permettre de comprendre que l'épanouissement humain est ultimement constitué par des opérations immanentes dont l'excellence, comme fins immanentes, tient à ce qu'elles atteignent.
On découvre à travers cette expression (ce qu'elles atteignent) la finalité dans un autre sens. Le "en vue de quoi" n'est alors plus utilisé pour désigner une fin-résultat; il n'est plus utilisé, non plus, pour désigner une fin immanente, un épanouissement de l'être en question, une opération. Bien que la dimension d'immanence soit encore présente, l'expression "en vue de quoi" est alors utilisée pour désigner une réalité autre que soi, et qui est en outre au-delà de l'opération immanente dans laquelle on l'atteint. Le titre donné par Charles de Foucauld à ses quarante premières méditations dans son ouvrage Méditations sur les passages des Saints Evangiles relatifs à quinze vertus, est "en vue de Dieu seul". C'est un bon exemple de l'usage de l'expression "en vue de" pour désigner un "ce en vue de..." qui n'est ni un résultat externe par rapport à un travail productif que la personne a réalisé (fin-résultat), ni un développement ou un épanouissement de la personne dans une activité immanente qui s'exerce de mieux en mieux (fin-immanence), mais une réalité autre que soi et sa propre opération (le bien-fin, un bien substantiel s'il s'agit d'une personne).
La vie s'épanouissant dans des opérations de connaissance et d'amour (les opérations caractéristiques de cette partie de l'âme qu'Aristote désigne sobrement comme la partie qui a la raison, et qui se divise en deux comme on vient de le voir) est seule à posséder cette finalité, car seule la partie de l'âme qui a la raison peut saisir une réalité autre, capable de perfectionner l'être qui exerce cette activité immanente, capable de l'achever. C'est en ce sens que la participation de la partie désirante à la raison (elle a la raison en ce sens qu'elle est capable de l'écouter, comme on a dit) est centrale. Ce n'est pas le cas de l'opération qu'on a appelé "sentir et percevoir", qui cependant, elle aussi, est une certaine opération de la vie, distincte de l'existence elle-même, mais qui se situe quasi-entièrement au niveau de la finalité immanente, sans ouverture sur l'autre personne ou sur une réalité envisagée comme telle, dans ce qu'elle est.
Nous utilisons cette expression de Charles de Foucauld pour montrer que la "fin" au sens du "ce en vue de quoi" peut être comprise dans un troisième sens, mais il ne faudrait pas penser que le concept de finalité dans ce sens ne soit accessible qu'aux croyants. Simone Weil quand elle décrit "ce monde [familier de la paix] où chaque homme est pour ceux qui l’entourent ce qui compte le plus", parle de cette réalité des rapports interpersonnels, représentée magnifiquement dans l'Iliade, une réalité qui implique aussi la finalité dans ce troisième sens, non seulement le concept de cette finalité, mais le fait que les gens en vivent, donc la réalité des opérations et de ce qu'elles atteignent, leur caractère décisif dans l'existence des personnes - Aristote dit de ces opérations ou actes qu'ils sont "décisifs (κύριαι) pour la vie humaine" (Eth. Nic. I.11, 1100b34), "décisifs (κύριαι) pour le bonheur" (1100b10). En effet, dire que chaque homme est pour les personnes qui lui sont véritablement proches "ce qui compte le plus", c'est dire qu'il y a amour de bienveillance de la part des proches, c'est-à-dire qu'il y a ce qu'Aristote explique comme « vouloir du bien à ceux qu’on aime en vue d’eux-mêmes » (Ethique à Nicomaque, VIII.7, 1157b31 : « τἀγαθὰ βούλονται τοῖς φιλουμένοις ἐκείνων ἕνεκα »). Thomas d'Aquin explique avec précision le concept de fin dans ce troisième sens à propos de cette situation: "en effet, si on leur voulait du bien pour [propter] soi-même [et non pas propter ipsos amicos], cela serait plus s'aimer soi-même qu'aimer les autres. Or aimer les autres pour eux-mêmes [eorum gratia] ne tient pas de la passion, car la passion, comme elle relève de l'appétit sensible, ne dépasse pas le bien propre de celui qui aime" (Commentaire de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, para. 1604, traduction par Yvan Pelletier, 2000, Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr ).
On rejoint ici la distinction entre le bien vivre et le vivre, qu'on vient de voir plus haut. Car le bien vivre conçu non pas comme une manière de vivre, mais comme une œuvre de la vie distincte d'être en vie, est surtout constitué d'opérations dont l'excellence tient à ce qu'elles atteignent. Il est défini par cela. Le bien vivre se déploie donc à ce troisième niveau de la finalité, non pas en ce sens qu'il dépend du fait que nous concevons exactement ce qu'est ce troisième niveau de la finalité, mais en ce sens qu'il dépend du fait que nous en vivons. Et s'agissant de la vie d'opérations de la partie désirante qui participe à la raison, on voit bien en quoi consiste l'apport de la raison: la capacité de vouloir du bien pour l'autre, de l'aimer d'un amour de bienveillance. C'est donc une grande chose que la participation de la partie désirante à la raison, bien différente de la simple obéissance à des préceptes, à laquelle de nombreuses interprétations d'Aristote la réduisent.
Pour consolider la compréhension de cette finalité dans un troisième sens du mot, on va s'appuyer sur une étude de textes. On va rapprocher un texte de saint Thomas et un texte de André de Muralt. On va se demander quel est le rapport entre les opérations que Thomas d'Aquin considère comme des biens humains ultimes à la q. 94 a. 2 de S. th., Ia-IIae, comme des fins (connaître la vérité sur Dieu, vivre avec des proches, un connaître et un vivre avec qui sont des opérations immanentes), et ce qu'André de Muralt appelle "la fin réelle, objective et transcendante" de telles opérations, qu'il distingue de "la fin [qu'est l'opération elle-même] comme perfection subjective de la personne à l’égard de laquelle cette fin exerce sa finalité… » (André de Muralt, L’unité de la philosophie politique. De Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, Vrin 2002, p. 130).
Un autre texte important sur la question de ces deux différents niveaux de finalité, et de leur imbrication l'un dans l'autre, en plus du texte de André de Muralt, est celui de saint Thomas (sections 119 et 120 du Livre I du Commentaire sur L'Éthique à Nicomaque).
Pour comprendre comment concevoir la fin des communautés politiques dans une philosophie politique qui n'identifie pas cette fin au maintien en vie, à la simple conservation, il faut selon nous aborder les questions difficiles que l'on vient de discuter (la distinction entre levivre et le bien vivre, et la découverte de la finalité dans un troisième sens).
L'imbrication l'une dans l'autre des deux derniers types de finalité (la finalité qu'exerce l'opération immanente parfaitement déployée, et la finalité propre à "la fin réelle, objective et transcendante" dont parle André de Muralt pour désigner ce qui est atteint par les opérations pratiques de la volonté) joue un rôle central dans la compréhension des fins des communautés nationales, comme elles existent aujourd'hui.
La dimension de téléologie qui existe au niveau de la communauté politique, évidente dès que l’on prête un peu d’attention à ce que fait un gouvernement lorsqu’il prend des mesures en vue de la santé ou de la sécurité des gens (cette dimension téléologique est d’ailleurs aussi présente dans tout ce qui relève du développement de l’être humain, même lorsque ce développement est visé par un effort au niveau individuel, et non pas collectif), et la dimension de finalité qui existe au niveau personnel dans l’amitié du fait de la causalité finale exercée par la personne aimée, peuvent en effet trouver en quelque sorte un point de contact. Selon cette position, le même acte peut être envisagé sous deux aspects : en tant que terme d’un mouvement de développement par certains de ses aspects, il est considéré comme un épanouissement qui couronne une croissance et un développement (cause finale dans le second sens), et sous un autre aspect (plus décisif, parce que sans lien avec le conditionnement), il relève d’un autre ordre de cause, soit de l’attraction d’un bien réel, existant, en d'autres termes la causalité finale exercée par une personne; il en relève en ce sens qu’il est l’effet de cette cause finale (l'expression "cause finale" est ici comprise dans un troisième sens).
On peut ici reprendre une distinction de B. Schumacher entre « agir par amitié pour l’ami » et « agir pour l’amitié » (Engagement et devoirs d’amitié, in : Jean-Christophe Merle et Bernard Schumacher, L’amitié, Paris, PUF, 2005, p. 179); on peut admettre que la communauté politique en agissant pour l’amitié, en mettant en place des conditions favorables à l'amitié, aux relations interpersonnelles, favorise du même coup la finalité dans le troisième sens du terme (une finalité d’un autre ordre, comme on l’a vu, et qui s’exerce au niveau personnel exclusivement).
On comprend ainsi pourquoi Aristote dit que l'amitié est le plus grand des biens pour les cités. Il parle de l'opération immanente en question. Soulignons que cette position d’Aristote sur l’amitié est sans angélisme : Aristote relève en effet que « le vivre ensemble et la mise en commun sont difficiles dans toutes les affaires humaines (τὸ συζῆν καὶ κοινωνεῖν τῶν ἀνθρωπικῶν πάντων χαλεπόν) » (Pol. II.5, 1263a16, trad. J. Aubonnet, Politique, Livre I et II, trad., Paris, Belles Lettres, 1960, p. 59), et sa position, contrairement à celle de Platon, n’est pas celle d’une législation « qui peut sembler inspirée par l’amour du genre humain », et qui prétend aboutir à « une merveilleuse amitié de tous à l’égard de tous (φιλίαν τινὰ θαυμαστὴν πᾶσι πρὸς ἅπαντας) » (Pol. II.5, 1263b15-18, J. Tricot, La Politique, Paris, Vrin, 1970, p. 100).
Ces différents aspects sont expliqués dans un article à publier (Amitié et communautés politique, la quatrième partie d'une série d'études sur la philosophie politique d'Aristote). Nous mettons ci-dessous les extraits relevant sous document 6.6. Il s'agit de:
la section 11 du projet d'article, intitulée "La fin de l’amitié, une fin d’un autre ordre que la fin des activités qui sont mises en œuvre en vue d’atteindre ce qui est la fin ultime des communautés politiques?",
la section 12, intitulée "Deux fins distinctes articulées l'une sur l'autre?",
la section 13, intitulée "La distinction métaphysique à la base de cette distinction entre deux ordres de fin".