Pour situer dans le débat philosophique comment est pensée - ou au contraire ignorée - ce qu'André de Muralt appelle "la fin réelle, objective et transcendante" des opérations humaines de connaissance et de volonté, donc ce que nous avons appelé la fin dans le troisième sens du terme, il faut avoir compris en quoi consistent les deux positions qui s'affrontent: 1) d'un côté, la conception moderne de la subjectivité humaine dans toute sa radicalité , de la liberté sans limite, c'est-à-dire le volontarisme occamien, et 2) de l'autre, la doctrine différente de l'actuation des puissances de connaissance et de volonté par leur objet propre dans la philosophie d'Aristote:
- 1) La conception moderne de la subjectivité humaine
- Selon André de Muralt, "Le primat de la subjectivité s'inscrit comme une conséquence logique de la nouvelle doctrine de la causalité, et il ne tarde pas à s'expliciter dans l'idée nouvelle d'une opération humaine absolue de toute relation a son objet, qu'il s'agisse de la connaissance ou de l'opération pratique de la volonté. Comme le dit Duns Scot de la volition, la puissance du sujet est désormais cause totale et unique de ses opérations, et son objet en vient à ne plus jouer, au mieux, que le rôle d'une condition sine qua non ou d'une occasion. Occam tire de là une définition de }'intellect et de la volonté humaine comme non déterminée causalement (formellement ou finalement) par leur objet, et il illustre cette définition par ses exemples fameux, extrêmes et paradoxaux, de la connaissance intuitive d'une chose qui n'existe pas (notitia intuitiva rei non existentis) et de la haine de Dieu (odium dei). La notion d'une intellection absolue de toute relation à son objet ouvre par conséquent la voie à toute les doctrines de la connaissance a priori que la philosophie occidentale a développées dans les temps modernes, comme celle d'une volonté absolue de toute détermination finale anticipe sur toutes les formes concevables de "philosophies de la liberté", d'Occam à Secrétan et à Sartre - au risque de devoir s'adjoindre la notion d'une aliénation nécessaire de la volonté par un principe ou une loi extrinsèque ou même par elle-même." (L'enjeu de la philosophie médiévale, 1991, pp. 34-35).
-2) La doctrine différente, aristotélicienne, de l'actuation des puissances de connaissance et de volonté par leur objet propre:
- Selon André de Muralt, "le mouvement de la connaissance suppose que l'intellect est mû par son objet, non pas comme un patient est mû par un agent, mais comme une puissance vivante est actuée pour se mouvoir par sa cause formelle objective. Dans cette perspective l'objet intelligible, et il en va de même pour l'objet de la volonté, est ... en son ordre formel objectif [un ordre final objectif s'il s'agit de la volonté] un "mouvant non mû" (Aristote, Mét., 1072 a 26; De anima, 433 b 12), et ce n'est que dans la mesure où les puissances de l'âme sont actuées par leur objet propre qu'elles peuvent être considérées comme le principe efficient, immédiat et intrinsèque, de leur opération, c'est-à-dire qu'elles peuvent se mouvoir" (Néoplatonisme et aristotélisme dans la métaphysique médiévale, 1995, p. 136). On aperçoit l'importance de ces analyses aristotéliciennes pour la théologie, dans la mesure où cette dernière considère des opérations qui n'impliquent pas de mouvement ou de changement physique.
3) André de Muralt présente ainsi la conception aristotélicienne de la causalité qui sous-tend ces analyses des opérations de connaissance et de volonté:
- "On s'est beaucoup gaussé de la prétendue naïveté des modes de la causalité aristotélicienne [cause formelle, cause matérielle, cause efficiente et cause finale]. Ils permettaient cependant, dans l'esprit de leur auteur, de rendre compte de manière organique aussi bien de la spécificité du mouvement physique que de celle d'une opération humaine, intellectuelle ou volontaire. La critique qu'exercent à leur égard Duns Scot, puis Occam, modifie cet équilibre. Elle substitue à la notion aristotélicienne de causes totales et réciproques, unes par soi dans l'exercice même de leur causalité qui est leur effet, la notion nouvelle de causes partielles et autonomes l'une par rapport à l'autre, unes par accident de par leur simple concours à leur effet commun. D'où suit la suppression de la spécificité des causalités, en particulier de la cause formelle et de la cause finale, et à la réduction de celles-ci à la seule matière et à la seule efficience. Ainsi apparaît un mode de pensée ... qui permet d'interpréter selon un seul système de relations causales mécaniques l'ensemble des phénomènes qui peuvent tomber sous l'expérience humaine, aussi bien physique que physiologiques et psychologiques" (L'enjeu de la philosophie médiévale, 1991, pp. 32-33).
- De la tradition du volontarisme occamien, on peut dire, selon André de Muralt, "que la tradition thomiste n'en a que faire, ni par conséquent d'aucune des conceptions absolues de la liberté telles celles que la philosophie moderne et contemporaine développera sous l'inspiration plus ou moins consciente du volontarisme occamien" (André de Muralt, L'enjeu de la philosophie médiévale, p. 44).