D’après Aristote, pour connaître exactement ce que c’est il faut procéder comme suit : il faut commencer par regarder ce que visent et réalisent en fait les communautés politiques existantes que l'on peut observer, leurs fins, et il faut ensuite tirer de ces observations sur ce qu'elles réalisent concrètement des conclusions sur ce qu'est le bien humain.
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Pour arriver à cette prise de position sur la démarche adéquate au tout début de l’Ethique à Nicomaque (1094a1 – 1094b10), Aristote part de l’expérience commune que les hommes ont d'eux-mêmes et des actions qu'ils entreprennent, individuellement ou en commun.
Tout d’abord il note que toutes nos actions, que toutes les sciences, que tous les arts, que toutes les pratiques tendent vers "quelque bien", et qu'on entend par "bien", de façon générale, ce à quoi on tend.
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Il y a, cependant, "une différence ... parmi les fins" à quoi on tend: certaines sont des activités, d'autres des oeuvres, c'est-à-dire des produits de nos activités (il s'agit de la distinction entre activités immanentes - celles qui ont pour fin l'activité elle-même - et activités transitives- celle qui ont pour fin le produit que l'on a fabriqué ou créé par cette activité).
On va retrouver cette "différence parmi les fins" dans la suite du raisonnement: Elle va jouer un rôle central.
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Indépendamment de cette question de différence parmi les fins, donc les biens, on note une multiplicité de fins diverses: autant de fins qu'il y a d'arts, de techniques et de savoirs - la fin de l'art médical est autre que la fin de l'art du cordonnier, autre que la fin de l'art de la navigation, autre que la fin de la science économique, etc.).
Mais - première découverte fondamental dans ce texte - il existe un ordre pratique entre des fins multiples et diverses. On s'en aperçoit si l'on est attentif à la hiérarchie de nos raisons d’agir, que l'on peut constater: pour aller d'Athènes à Thèbe, on utilise un cheval (on va à cheval), et ce cheval on l'obtient déjà dressé à cet effet, et on lui met une selle fabriquée à cet effet par un cordonnier, etc. Et il existe le même ordre entre les arts correspondants: l'art du cordonnier par rapport à l'art de l'équitation, c'est-à-dire savoir aller à cheval, qui joue un rôle architectonique (non seulement par rapport à l'art du cordonnier, mais aussi par rapport la selection des chevaux, leur dressage, la construction de routes et de ponts, etc.). Cet ordre est un ordre pratique des moyens à ce qui est fin: pour aller à Thèbe on utilise un cheval, pour ça on en prend un déjà dressé, et on utilise une selle, et on emprunte les routes et chemins construits à cet effet. Les moyens et les fins multiples s'imbriquent les uns dans les autres, la selle fabriquée par le cordonnier (une fin pour lui) étant moyen pour la personne qui va à cheval: elle l'utilise.
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Aristote constate de plus - c'est la deuxième découverte fondamental dans ce texte, et c'est plutôt présenté dans un premier stade comme une hypothèse à vérifier que comme une constatation - qu'au niveau de toute une communauté politique il existe peut-être une fin de nos actions que nous voulons collectivement pour elle-même: à ce niveau tout au moins, peut-être, « nous ne préférons pas toute chose à cause d’autre chose (car on irait ainsi à l’infini, de sorte que le désir serait vide et vain) ». A ce niveau collectif, on ne va pas, peut-être, d'une chose à une autre, indéfiniment, et le désir n'est donc pas vain. Il y a une certain nombre de choses à faire qui s'imposent (en matière de justice élémentaire d'abord, comme l'illustre le récit de Protagoras, en matière de lutte contre les bêtes sauvages et de sécurité, en matière d'instruction et en matière de santé), et il existe donc peut-être une fin de l'ensemble des actions que l'on entreprend à ce niveau collectif, un bien donc que nous voulons pour lui-même, en voulant cette organisation (politique) et cette coordination.
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Aristote va passer de l'hypothèse à la constatation de la façon suivante: si la connaissance de ce bien, s'il existe, est quelque chose de précieux, si donc "il faut s'efforcer d'ébaucher les contour de ce qu'il peut bien être et de laquelle des sciences ou puissances il relève", on va commencer par constater ce que réalisent en fait les communautés politiques (c'est la troisième découverte dans ce texte), parce qu'on trouve là à l'œuvre, comme on peut le constater, la puissance ou la science « la plus souveraine et par excellence architectonique ».
Son raisonnement sur ce troisième point est le suivant: (a) on se demande d'abord de quelle science relève le bien le meilleur, celui que nous désirons pour lui-même, (b) on se dit que puisqu'il est une fin en fonction de laquelle tout le reste s'organise, il relève de la science « la plus souveraine et par excellence architectonique », c'est-à-dire celle pour laquelle les fins de toutes les autres sciences sont des moyens, celle qui ordonne donc toutes les actions, sciences et arts; et, finalement, (c) on se dit que selon ce qu'on peut observer, c'est-à-dire compte tenu de l'expérience que l'on a de la façon dont vivent les hommes, cette science « la plus souveraine et par excellence architectonique » qui a pour objet le bien le meilleurs, c'est la Politique. Il en est ainsi « puisque [on le voit] elle utilise les pratiques restantes des sciences, et elle légifère sur tout ce qu’il faut accomplir et de quelles choses il faut s’abstenir ».
Comme on l'a dit, Aristote présente tout cela comme se basant sur trois découvertes. Ce sont des découvertes à propos du travail de la raison pratique humaine à l'œuvre au niveau collectif et politique, dans l'organisation très poussée qu'implique l'existence d'une cité, d'une ville, de tout un pays, en amont des activités immanentes humaines, ces biens humains comme vivre, ou connaitre, qui sont fin des mises en commun politiques (on retrouve la première distinction, celle entre activités transitives et activités immanentes).
Les trois découvertes sont:
1) La découverte qu'il y a un ordre hiérarchique pratiques dans nos raisons d'agir (moyens/fins), et aussi entre toutes les sciences et les arts, et qu'un art ou une science, ainsi que l'activité qui en est l'objet, peut être architectonique relativement à un autre art ou à une autre science, respectivement à l'activité qui en est l'objet (qui peut être une activité, transitive, c'est-à-dire un moyen pour une autre activité, ou immanente):
Multiples étant les actions, les arts et les sciences, il se fait que multiples aussi [sont] les fins. En effet, la fin de l'art médical est la santé, celle de l'art de construire des vaisseaux, le navire, de l'art stratégique, la victoire, de l'art économique, la richesse. Or, de tous ces arts qui tombent sous une seule puissance (comme sous l'art hippique sont l'art de fabriquer des mors et tous les autres qui concernent les instruments équestres, et celui-ci et toute action guerrière sont sous l'art stratégique, et de la même façon d'autres sous d'autres) - de tous ces arts donc, les fins de tous ceux [qui sont] architectoniques doivent être préférées à celles [qui sont] sous elles. En effet, c'est grâce à celles-là que l'on poursuit aussi les autres. Cela ne diffère en rien, d'ailleurs, que les actes eux-mêmes soient les fins des actions, ou qu'à côté de ceux-là il existe quelque chose d' autre, comme dans le cas des sciences dont nous avons parlé.
2) et 3) La découverte qu'il y a au niveau des mises en commun politiques une fin de nos actions que nous voulons à cause d'elle-même et les autres à cause de celle-ci, et la découverte qu'il y a un science (ou puissance de réalisation, un savoir-faire) qui est "architectonique par excellence" parce qu'elle utilise la fin de tous les autres arts et sciences pour permettre la réalisation de cette fin que nous voulons pour elle-même:
Si donc il est une fin de nos actions que nous voulons à cause d'elle-même et les autres à cause de celle-ci, et si nous ne préférons pas toutes choses à cause d'autre chose (car on irait ainsi vers l'infini, de sorte que le désir serait vide et vain), il est évident que celle-ci serait le bien et le meilleur. Dès lors, sans doute aussi la connaissance de celui-ci aurait-elle un grand poids pour la vie et, comme des archers ayant un but, nous atteindrions davantage à ce qui convient. S'il en va ainsi, il faut s'efforcer d'ébaucher les contours de ce qu'il peut bien être et de laquelle des sciences ou puissances [il relève]. Il semblerait qu'il relève de la plus souveraine et par excellence architectonique. Or, telle se montre la Politique. En effet, lesquelles parmi les sciences sont nécessaires dans les cités, et de quelle manière chacun doit étudier et dans quelle mesure, c'est elle qui le dispose. Nous voyons aussi les puissances les plus honorées lui être subordonnées [litt.: sont sous elle], tel les arts stratégique, économique, rhétorique. Puisqu'elle utilise les pratiques restantes des sciences, et puisqu'elle légifère sur ce qu'il faut accomplir [agir] et de quelles choses il faut s'abstenir, la fin de celle-ci enveloppera celles des autres, de sorte que cette fin serait le bien humain. Et si celui pour un est le même que celui pour la cité, il est plus grand et plus« final», c'est manifeste, et de saisir et de sauver celui de la cité. [Le bien], certes, est aimable aussi pour un seul, mais il est plus beau et plus divin pour un peuple et une cité.
(Nous verrons que bien qu'Aristote utilise dans le texte qui vient d'être cité de simples indices qui montrent que la politique est le savoir-faire le plus décisif et architectonique de tous, il y a, au-delà de ces indices, une raison profonde pour ce caractère architectonique de l'art ou science politique: c'est elle qui est en charge de l'ordre que les diverses actions de la multitude des personnes qui composent la cité ont entre elles, ce qui suppose le poids décisif d'un certain jugement de justice, central au moment de la mise en place d'une communauté politique avec son ordre constitutionnel propre - un jugement de justice sur ce qui s'impose comme obligatoire s'agissant de l'ordre d'une multitudes actions humaines, entre elles et vers une fin. Cela inclut aussi bien le droit civil que le droit constitutionnel. Il s'agit en un mot de la structure de base de la communauté nationale (cette structure de base, comme le dit très bien John Rawls reprenant Aristote, c'est "l'objet premier de la justice", Théorie de la justice, p. 33). Il y a en particulier la question du pouvoir le plus élevé et de ses limites, dans le cadre constitutionnel mis en place, et à ce propos il convient de rappeler la découverte suivante faite par Aristote: est seule juste l'orientation de ce pouvoir vers le bien des gens, et ce que cette orientation exige en terme d'ordre constitutionnel, en terme de limites au pouvoir. C'est la découverte qu'est seul juste ce qu'exige le service des gens.
4) La conclusion qu'Aristote tire de ces trois découvertes faites en partant de l'expérience commune des choses, du bon sens: pour savoir ce qu'est le bien humain en question (vers lequel tout doit être orienté, du fait de la constitution, si c'est une constitution droite), il faut regarder ce que visent en fait les communautés politiques existantes qui ont une constitution droite:
Mais reprenons ce que nous disons. Puisque toute connaissance et tout choix délibéré aspirent a quelque bien, qu'est-ce, selon nous, que celui ou tend la Politique? Et qu'est-ce que le plus élevé de tous les biens capab!es d'être atteints par notre activité?