Nous continuons la présentation de cette réflexion d'Aristote sur le fonctionnement de la raison pratique au niveau politique en examinant comment Thomas d'Aquin parle du rôle de la "raison naturelle" (et pas de la prudence) quand il aborde la question de la loi naturelle (qui est à la racine de toute loi)
1. Introduction
Toutes ces activités humaines, fins des communautés politiques, sont fragiles (la fragilité des biens humains dont parle Matha Nussbaum dans un livre qui porte ce titre), et nous avons besoin de nous appuyer sur des lois. Les béquilles ne sont pas toutefois à l'origine de la marche!
Pour aborder ce sujet, nous avons commencé par examiner la notion de loi en général. Avec l'approche de Thomas d'Aquin, on est loin de la notion kantienne de loi, qui fait abstraction de toute fin. Pour saisir simplement l’articulation de la loi sur la fin selon Thomas d'Aquin, il suffit de penser à ce panneau de limitation de vitesse à 10 km/h dans certaines rues de quartiers de villas, avec cette indication: « une vitesse appropriée et le respect des limitations vous protège, vous et vos enfants », accompagnée d'un petit dessin d'enfants qui jouent dans la rue. Saint Thomas explique bien le ressort de cette articulation de la norme sur la fin : « La prescription contenue dans la loi, étant obligatoire, vise quelque chose qui doit se produire (est de aliquo quod fieri debet). Or si quelque chose doit se produire, cela tient à la nécessité qui découle d’une certaine fin. C’est donc évident que la notion même de prescription légale implique un ordre vers la fin, en ce sens qu’est prescrit par la loi ce qui est nécessaire ou utile en vue de la fin » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, q. 99, a. 1).
Après avoir mentionné ce panneau de circulation, on lit le texte de la q. 90 a. 1 de Thomas d'Aquin qui figure dans le Recueil de textes à la page 167 sous point 2 (voir ci-dessous le document intitulé Thomas d'Aquin sur la loi naturelle", point 2 page 1), en supposant que l'expression "règle d'action" qui figure dans le texte est la règle de conduite qui limite la vitesse à 10km/h dans ce quartier:
"La loi est une règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné... Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la raison, qui est le principe premier des actes humains... C'est en effet à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue d'une fin ; et la fin est le principe premier de l'action, selon le Philosophe (Rationis enim est ordinare ad finem, qui est primum principium in agendis, secundum Philosophum)".
Grâce à cet exercice, vous comprenez en quoi la règle de "la loi est l'œuvre de la raison" humaine comme le dit Thomas d'Aquin, et que la loi est donc à la base d'abord une question d'intelligence (pratique), l'intelligence du bien en cause dans la situation dans laquelle s'inscrit l'action et de ce qu'exige sa préservation et son développement. Vous comprenez aussi le lien précis de la règle légale à la fin. Il y a certes d'autres règles comme rouler à gauche ou plutôt à droite, qui dépendent, elles, entièrement de la volonté du législateur. Mais ce n'est pas le cas, pour l'essentiel, de la règle que l'on envisage dans notre petit exemple. Sur le sens du mot fin dans le cas de la limitation à 10 km/h: c'est que cet enfant de six ans qui joue dans la rue maintenant, dans ce quartier, ne soit pas blessé ou même tué par une voiture, qu'il reste donc en vie et bien portant. Qui nous dit qu'il en sera ainsi après le passage de voitures dont les chauffeurs se comportent mal? Avec cette fin (le bien qu'est cet enfant, sa vie) ne s'agit-il pas de "aliquo quod fieri debet, de quelque chose qui doit se produire", comme le dit Thomas d'Aquin à propos de ce qui caractérise la fin? L'enfant qui joue est sans doute en vie et bien portant maintenant, mais qui sait ce que l'avenir réserve? Si vous comprenez cela, vous avez commencé à identifier comment la loi naturelle fonctionne dans le cas de cette règle limitant la vitesse, à la racine donc de la limitation à 10 km/h.
Thomas d'Aquin soutient que la thèse que la loi est une certaine œuvre de la raison vaut aussi pour la loi naturelle. C'est donc, elle aussi, une question d'intelligence (pratique) plutôt que de volonté. Mais avec la loi naturelle, on va à la racine de toute loi.
Souvenez-vous que l'approche qui vous est présentée ici distingue nettement la loi naturelle, à laquelle cette section et la suivante sont consacrées, et la question de la justice et du droit, y compris le droit naturel, auxquels la dernière section du cours est consacrée (section 11). Thomas d'Aquin n'aborde jamais explicitement la question de cette distinction, tellement elle résulte avec évidence des parties totalement différentes de la Somme Théologique dans lesquelles il traite de ces deux questions.
Thomas d'Aquin parle de la loi naturelle en particulier à la q. 94 a. 2 de la Ia-IIae de la Somme théologique. On aborde ici la question de la loi naturelle pour approfondir la réflexion qu'on a menée jusqu'ici sur les communautés nationales et leur finalité ultime: des biens humains de personnes concrètes, comme vivre longtemps et en bonne santé, connaitre, aimer et être aimé (les relations interpersonnelles au niveau familial et au delà). On va en effet voir qu'il y a un lien étroit entre ces biens et la racine de toute loi, la loi naturelle. La loi naturelle est constituée de préceptes formulés par la raison dans la dépendance de la saisie active, en lien avec l'action que l'on entreprend, donc au niveau pratique et pas au niveau spéculatif, de ce que représentent réellement dans la situation en cause ces bona humana dont parle saint Thomas, tous ensemble ou tout au moins l'un d'eux (comme dans le cas de la vie de cet enfant). Comme on va le voir, les préceptes de la loi naturelle, comme d'ailleurs (en conséquence) ceux de toute loi, tiennent à des fins, des opérations humaines (la vie est un acte, une opération selon Aristote, et pas un état), dont on comprend que ce sont des biens, dont on comprend en conséquence que les activités qui les constituent doivent se produire (debent fieri) dans la mesure où ça dépend de nous (est en question uniquement pour nous "quod est faciendum et prosequendum"). L'expression "en conséquence" est importante: elle indique que le normatif intervient à ce niveau seulement et pas avant, qu'il résulte donc de la compréhension préalable qu'un bien est en jeu, et n'est pas à l'origine de cette compréhension.
Thomas d'Aquin l'indique clairement dans un autre contexte. Après avoir précisé que "la fin est le principe premier de l'action", et que "c'est à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue d'une fin", notamment par le moyen de la loi (par exemple la loi qui ordonne une vitesse de 1o km/h dans ce quartier), il affirme dans la q. 99, a. 1 ad 2 (voir Recueil de textes p. 167-168) que la loi humaine a principalement en vue l'établissement d'une amitié entre les hommes, et que la loi divine vise principalement l'amitié de l'homme vers Dieu. Les normes de toute loi, divine ou humaine, dépendent donc de fins, qui sont des opérations humaines.
A noter que "la loi humaine" dont parle saint Thomas s'identifie largement avec les structures des communautés politiques dont parle le Rapport mondial sur le développement humain de 1990, et ce document affirme de ces structures, donc aussi indirectement des lois humaines, qu'elles doivent se juger à l'aune de l'épanouissement humain, c'est-à-dire à l'aune de la fin, de ce qui debet fieri. C'est donc exactement la même position que celle formulée par Thomas d'Aquin dans le passage que l'on vient de citer! Cette position vient d'Aristote, comme l'indique le Rapport. Thomas d'Aquin vise certes le plus grand des biens pour les communautés politiques lorsqu'il parle "d'amitié entre les hommes": le plus grand, le plus ultime pour les communautés politiques, mais pas le seul bien visé par elles, puisque comme on l'a vu "vivre longtemps et en bonne santé", ainsi que "savoir et connaitre" sont aussi des biens constitutifs de l'épanouissement humain. On peut aussi renvoyer à Condorcet pour cette conception des lois humaines: Condorcet parlait des lois et de la fin en évoquant à propos de la loi (constitutionnelle) ce qui est « stipulé pour la liberté et le bonheur des hommes » (cité dans Robert Badinter, Elisabeth Badinter, Condorcet 1743-1794, Paris 1990, p. 536). La fin mentionnée par Thomas d'Aquin, mais aussi par Condorcet, et aussi par le Rapport mondial sur le développement humain de 1990, ne l’oublions pas, c’est en définitive celle de gens qui se regroupent en une communauté politique, « and take measures as to them may appear necessary to promote their safety and happiness » (Préambule de la Constitution de Pennsylvanie, 1776). C’est à ce niveau collectif d'abord l’utilité commune qu’avaient en vue, par exemple, les populations locales des trois vallées à l’origine de la Suisse, quand elles résistèrent à Rodolphe I et en vinrent à s’organiser à travers le Pacte de 1291, formant ainsi une communauté politique (ce n’était pas encore un Etat!) pour pourvoir, selon elles, à l’utilité commune (« utilitatae publice »), et par là « maintenir dans leur intégrité leurs vies et leurs biens », comme le dit ce pacte, c'est-à-dire les biens humains en jeu dans la situation en cause (la question se posait ainsi dans cette situation: dépendre de l'Empereur, ou d'un pouvoir que ces populations établiraient elles-mêmes).
Une approche de la loi naturelle comme celle de saint Thomas s'attache à identifier certains biens humains fondamentaux - la connaissance, la vie et la santé, l'amitié - comme le noyau de principes substantiels d'où procède la raisonnement pratique qui aboutit à l'action concrète à entreprendre. On voit le lien direct établi par cette approche entre la fin ultime des communautés politiques et l'action concrète individuelle la plus insignifiante (pas plus que 10 km/h dans ce quartier), pourvu qu'elle soit réfléchie, de plein gré, et pas malgré soi. Comme le dit Finnis, "pris ensemble, ces biens fondamentaux donnent forme et contenu à une certaine conception de l'épanouissement humain ... [Ce sont eux] qui constituent nos raisons fondamentales d'agir, et qui rendent compte de tout ce qu'on peut intelligemment vouloir choisir" (p. 923). Il n'y a pas seulement la vie des enfants qui jouent dans le quartier, au centre de cette norme limitant la vitesse à 10 km/h. "Aucun [de ces divers biens] ne constitue simplement un moyen en vue d'un autre, ni simplement une partie d'un autre". Ils sont incommensurables entre eux, et chacun non dérivé. Avec eux, on se situe à un niveau pré-moral. Mêmes les choix les plus scélérats, comme celui de Caïn de tuer Abel, interviennent dans l'horizon d'intelligibilité pratique des biens fondamentaux. Il n'y a aucun agir en dehors de cet horizon. Dans le point suivant (point 9) on verra comment l'on passe de ce plan pré-moral au plan moral.
Pour mieux comprendre ce qu'on vient de voir jusqu'à maintenant en envisageant la loi naturelle à travers les lois humaines (notamment la loi en cause dans notre petit exemple de circulation routière), on le revoit encore une fois, mais cette fois en partant de la présentation qu'en donne Veritatis splendor (1993). Le texte dans le Recueil de texte, p. 167 (voir ci-dessous, document intitulé "Saint Thomas sur la loi naturelle") est relatif aux trois points suivants concernant la loi naturelle, bien que l'expression "loi morale" soit utilisée: i. ce que dit l'Encyclique du lien de la loi naturelle avec la raison humaine, ii. ce qu'elle dit du lien de la loi naturelle avec le bien humain (et de l'absence d'hétéronomie malgré le recours à une loi "naturelle"). Veritatis spendor rajoute de façon éclairante un troisième point dont on n'a pas parlé encore: le lien à la vérité (le lien entre "vérité-bien-liberté"). Veritatis splendor explique ce troisième point en partant de la question de Pilate ("Qu'est-ce que la vérité?). En quoi consiste la vérité relativisée par Pilate avec cette question, quand il s'apprête, comme juge, à condamner à mort la personne qu'il a devant lui, sans examiner sérieusement si elle est coupable ou innocente de ce dont on l'accuse? Il faut comprendre que c'est la vérité pratique qui est relativisée par Pilate, une vérité lié à l'affaire en cause devant Pilate dans sa fonction de juge, et donc, comme dans toutes les affaires judiciaires, une vérité relative à une personne déterminée à qui il arrive quelque chose. On est dans le singulier et l'individuel. Quelle est la vérité à ce niveau? Par la condamnation à mort de cette personne sans raison, par son exécution, Pilate s'en prend frontalement à une vie concrète de façon totalement injustifiée, arbitraire. Il s'en prend à ce bien "essentiel" de la personne qui est en face de lui, un bien qui, comme les autres biens humains fondamentaux de cette personne, ou de toute autre personne, ne peut pas être "confié à la seule liberté, déracinée de toute objectivité" (comme le dit l'Encyclique), à l'arbitraire, quel que soit le pouvoir de fait de celui qui décide ou agit. C'est donc la vérité en jeu quand il s'agit de personnes et de biens humains fondamentaux, la vérité au niveau de la raison pratique, s'agissant de l'action en cause (ici, l'action d'un juge, qui ne peut pas relevée de l'arbitraire, d'un pouvoir discrétionnaire).
« Une théorie de la loi naturelle se propose d’expliquer, comme le dit Finnis, comment [certaines] assertions en droit positif peuvent être fondées en raison et énoncer une vérité » (p. 921), par exemple l'assertion qui termine le paragraphe précédent. Finnis vise des assertions comme celles qui affirment, de certains actes: "c'est un crime contre l'humanité", "c'est une cruauté contre nature", "c'est un traitement inhumain et dégradant", "c'est une violation des droits de l'homme les plus élémentaires", "c'est avec cette condamnation à mort, de l'arbitraire à l'état pur". Comment arrive-t-on à ces assertions? On a vu que la compréhension du ou des biens en jeu dans la situation concrète et singulière est centrale. L’expression « loi naturelle » n’implique pas, selon John Finnis, qu'on y arrive en partant de "commandements, ... impératifs ou ... décrets d'une volonté supérieure". Le caractère obligatoire de la loi naturelle n'exige même pas, selon le même auteur, de supposer qu'elle découle de la sagesse divine, même quand ce caractère est défendu par un théoricien qui pense que "ces principes et ces normes (ainsi que toute réalité) trouvent leur explication ultime dans une source d'existence et de sens transcendante, créatrice et divine". "Non, dit Finnis, le terme "loi", ici, renvoie aux critères du bon choix (par exemple du choix de Pilate), à des critères qui sont normatifs (c'est-à-dire rationnellement contraignant et "obligatoires"), parce qu'ils sont vrais et qu'il n'est pas raisonnable de choisir autrement que selon ces critères" (Finnis, p. 922). Comme on l'a vu plus haut avec la limitation de vitesse dans ce quartier, les critères du bon choix sont dans ce cas simple, ultimement, la vie et l'intégrité corporelle des enfants qui jouent dans le quartier (la fin, que le conducteur saisit simplement mais pleinement en se disant par exemple que cet enfant qui joue pourrait être son enfant), et la réaction de la raison naturelle de ce conducteur comprenant la réalité du bien en question: il y a là quelque chose de fragile, qui "debet fieri", qui "doit se produire", ou plutôt qui doit continuer à se produire même après le passage de ma voiture. On voit que le lien avec la vérité est important: il est fait par Finnis ("parce qu'ils sont vrais et qu'il n'est pas raisonnable ...") de la même façon que dans l'Encyclique Veritatis splendor. Il est fait aussi par Pilate, bien involontairement, quand il suggère par sa question qu'on a toujours l'excuse de prétendre qu'on ne savait pas, qu'on ne comprenait pas, que l'on ne s'est pas rendu compte...
Et, selon Finnis, le terme "naturel" par lequel on caractérise cette loi, vise le fait que ces critères sont valables avant d'être posés par une loi, un choix collectif ou un contrat, qu'ils sont au-dessus des lois et des conventions (c'est le cas de la vie et de l'intégrité corporelle des enfants jouant dans le quartier), qu'ils satisfont aux exigences les plus rigoureuses de la raison critique, et que "l'adhésion à de tels critères tend systématiquement à favoriser l'épanouissement de l'être humain, l'accomplissement des individus et des communautés humaine" (Finnis, p. 922).
Où se situe donc la loi naturelle par rapport aux lois humaines, notamment aux constitutions des diverses communautés politiques existantes, aux structures de ces communautés politiques? Il faut bien comprendre que la loi naturelle n'existe pas en parallèle avec les lois humaines, comme quelque chose qui serait écrit quelque part, sans être d'origine humaine. La loi naturelle, ce n'est pas le Décalogue, qui fait partie, lui, de la loi divine, selon saint Thomas, et qui est donnée aux hommes dans une révélation. Que la loi naturelle n'existe pas en parallèle avec les lois humaines comme quelque chose d'établi ou de donné indépendamment de ce qu'appréhende et comprend la raison humaine s'agissant des biens humains, c'est ce qui ressort des explications de Finnis données dans le paragraphe précédent. Maritain raisonne cependant tout autrement. Maritain considère que « la raison divine est ici la seule raison à considérer. La loi, en effet, est essentiellement une ordination de la raison (ordinatio rationis), de sorte qu’il n’y a pas de loi sans une raison ordinatrice. La notion de loi est essentiellement liée à celle de raison ordinatrice. Eh bien, dans le cas de la loi naturelle, la raison humaine n’a aucune part d’initiative et d’autorité dans l’établissement de la loi, ni pour la faire exister…, ni pour la faire connaître… » (La loi naturelle…, p. 40-42). On voit la divergence avec ce qu'on a expliqué plus haut en utilisant les textes de Thomas d'Aquin. Maritain continue avec un langage très différent de celui de Thomas d’Aquin : « En effet, dit-il, c'est par le canal des inclinations naturelles que la raison divine imprime sa lumière dans la raison humaine. C’est pourquoi la notion de connaissance par inclination est fondamentale pour comprendre la loi naturelle : parce qu’elle met de côté, elle balaie toute intervention de la raison humaine » (ibid., p. 43). « La raison divine est la seule raison … d’où émane la loi de nature » (ibid., p. 40).
Dans les quatre derniers paragraphes de la section suivante (section 9) de ce cours, je montre que Thomas d'Aquin a une approche toute différente de celle de Maritain, quand il souligne qu'il s'agit chez l'homme avant tout du discernement que l'objet des inclinations, ou plutôt de certaines d'ente elles, est un bien réel, et donc "debet fieri". il met au centre contrairement à Maritain non pas les inclinations elles-mêmes, mais le discernement de ce qu'elles ont pour objet, c'est-à-dire cette "lumière de la raison naturelle (lumen rationis naturalis)" qui permet de discerner et de juger, cette lumière grâce à laquelle, dit Thomas d'Aquin, "chacun comprend ce qu’est ce qui est bien et ce qu’est ce qui est mal, et en prend personnellement conscience (quilibet intelligit, et sibi conscius est quid sit bonum et quid malum)" (q. 91 a. 2, in Sed contra, I-II).
2. L'idée de principes évident par eux-mêmes
Selon Finnis et Grisez, que je suis ici, ce qui ne va pas dans la façon dont Maritain situe formellement la loi naturelle par rapport à la loi humaine (la première "émane" de la raison divine), c’est notamment que Maritain présente les préceptes de la loi naturelle comme des objets préexistants dont la raison humaine pourrait progressivement prendre connaissance au terme de tout un parcours de connaissance. Mais Thomas d’Aquin les présente au contraire comme le point de départ évident par soi des raisonnements d'une raison pratique engagée dans l'action, et pas du tout comme le terme d'un parcours de connaissance! C'est totalement différent d'être un point de départ ou un point d'arrivée! C'est le point de départ de la raison pratique du conducteur qui conduit dans le quartier résidentiel dont on a parlé, et raisonne à propos de la vitesse adéquate; c'est celle de Pilate dans sa fonction de juge au moment où il raisonne sur la décision qu'il va prendre : la raison naturelle, en présence, du fait des inclinations, d’objets (d’inclination) qu’elle saisit et comprend spontanément comme étant réellement des biens, réagit à cette compréhension (à ce point de départ) par ce que saint Thomas appelle "une dictée de la raison (dictamen rationis)": il y a là aliquod quod fieri debet. Ainsi, pour le conducteur qui comprend ce que représente la vie des enfants qui jouent dans le quartier - il le comprend pratiquement, cela pourrait être mon enfant!, se dit-il - "ne pas rouler à plus que 10 km/h., et peut-être encore plus lentement" parce qu'avec cette vie il y a là quelque chose "quod fieri debet", est quelque chose qui, en conséquence, s'impose. Et pour Pilate qui comprend peut-être ce que représente la vie de cette personne qu'il a en face de lui - il devrait le comprendre activement en se disant cela pourrait être mon fils, mais se dit-il cela? - mais qui de toute façon relativise la vérité selon laquelle il y a avec cette vie, comme avec la vie de toute autre personne, aliquod quod fieri debet, et qui utilise son pouvoir et sa liberté d'action dans un sens contraire à ce que sa raison proclame en lui probablement, c'est-à-dire: "cet homme est innocent des accusations faites contre lui, et sa vie relève donc sans aucune réserve de aliquo quod fieri debet".
3. Ce qui est saisi en premier lieu par la raison pratique
Dans l'approche de Thomas d'Aquin, comprendre pratiquement comme le fait la raison pratique, c'est comprendre quelque chose lorsqu'on le saisit comme une raison d'agir. Il ne s'agit pas de la compréhension que l'on a quand il s'agit de quelque chose qui préexiste, dont on prend d'abord connaissance à travers tout un processus qui aboutit à la connaissance de cet objet de connaissance, et qu'ensuite on applique. Les préceptes de la loi naturelle sont les points de départ évidents par eux-mêmes d'une raison qui s'apprête à ordonner quelque chose à faire ou à éviter en vue d'une fin (c'est en effet à ce qui est à faire ou à éviter que se termine le processus de connaissance pratique, et pas à la connaissance d'une loi préexistante sur ce qui est à faire). Dans ce processus, le bien en jeu dans la situation se manifeste à la raison, et s'impose comme une fin, et c'est cela le point de départ de la raison, évident par lui-même, totalement non dérivé si c'est un bien fondamental, et non pas un moyen en vue d'autre chose. Thomas le dit et le répète: "la fin est le principe premier de l'action". Et elle l'est parce que le bien en jeu dans la situation est "en tout premier lieu objet de connaissance" pour la raison pratique, de même que ce qui est (ens) est en tout premier lieu objet de connaissance dans la connaissance de la réalité (la connaissance spéculative). Il y a cependant une différence fondamentale entre les deux: la connaissance pratique ne part pas de la réalité, de ce qui est, mais, comme le répète sans cesse Thomas d'Aquin, d'un bien qui a raison de fin, donc de "aliquo, quod debet fieri", de quelque chose qui doit se produire (dans l'avenir, donc).
Soulignons encore fois la distance avec la position de Maritain. Pour expliquer le contenu de la loi naturelle, Maritain compare l’homme qui, « possédant une nature ou une structure ontologique qui est un lieu de nécessités intelligibles, … a des fins qui correspondent nécessairement à sa constitution essentielle et qui sont les mêmes pour tous », avec le fait que « tous les pianos ont pour fin de produire des sons musicaux ; s’ils ne produisent pas ces sons, ils doivent être accordés ou il faut d’en débarrasser comme bons à rien », et il ajoute : « l’exemple que j’ai pris, tiré du monde des objets fabriqués par l’homme, était à dessein rude et provoquant pour la pensée moderne, mais Platon lui-même avait recouru… Ce que je veux dire est que tout être a sa propre loi naturelle, comme il a sa propre essence. J’ai pris comme exemple un objet artificiel parce que ce genre d’exemple est plus facile (et en même temps plus irritant) ; n’importe quelle chose produite par l’industrie humaine a sa loi naturelle, cela veut dire, a la normalité de son fonctionnement, la manière propre dont, en raison de sa constitution spécifique, elle demande à être mise en action… » (La loi naturelle…, p. 21). Cela étant, Maritain soutient qu’il faut partir de l’impératif « faire le bien, éviter le mal » (Maritain le comprend ainsi : puisque « c’est librement que la courbe doit se conformer à l’équation » quand il s’agit de l’homme: il a le choix de se conformer ou pas à ce qu’est le bien, et pour savoir ce qu’est le bien, l’homme, comme le dit Grisez en décrivant l'approche de Maritain pour la critiquer, « examines an action in comparison with his essence to see whether the action fits human nature or does not fit it. If the action fits it is seen to be good ; if it does not fit, it is seen to be bad », Grisez, The first principle…, p. 168).
Selon Grisez, une telle «theory of law is permanently in danger of falling into the illusion that practical knowledge is merely theoretical knowledge plus the force of will» (ibid., p. 216).
Cette idée d'une loi qui découle de "la nature de l'homme", cette idée que la loi naturelle "doit se tirer de la constitution même de l'homme" vient de Hugo Grotius (1583-1645), le fondateur de L'Ecole du droit naturel moderne, avec des représentants comme Samuel Pufendorf (1632-1694), Jean Barbeyrac (1674-1744), Jacques Burlamaqui (1694-1748) et Emer Vattel (1714-1767). Il s'agit d'un courant de pensée très important dans le protestantisme, et qui va constituer un point de départ pour la révolution kantienne. Selon Grotius, la nature humaine est la mère de la loi naturelle.
Comme vous allez le découvrir, la conception de saint Thomas en matière de loi naturelle est bien différente, non seulement de la révolution kantienne, mais aussi de la pensée dans laquelle Kant inscrit sa révolution, soit l'Ecole de droit naturel moderne.
On a parlé de points de départ évidents par eux-mêmes, constitués par des opérations humaines comme vivre et connaître, dans la démarche dynamique de la raison pratique, sa démarche qui conduit à la détermination de l'action à entreprendre. Il faut d'abord bien comprendre ce qu'est cette raison pratique, pour laquelle il y a ces points de départ évidents par eux-mêmes, et ensuite ensuite approfondir la question de ces points de départ.
Grisez décrit la raison pratique ainsi: "Practical reason is the mind working as a principe of action, not simply as a recepient of objective reality. It is the mind chartering what is to be, not merely recording what already is" (p. 175).
S'agissant des points de départ de cette raison pratique, la situation est toute différente de celle de la raison spéculative. Avec cette dernière, "the mind must conform to facts and the world calls the turn". En revanche, "pratical knowledge ... is prior to its object". Elle porte sur un objet qui n'existe pas encore sous l'angle selon lequel il est envisagé par la raison pratique au moment où elle intervient (s'agissant de ces enfants qui jouent dans le quartier, de leur vie, de leur intégrités corporelle, il faut bien voir que la raison pratique du conducteur, entièrement concentrée sur son action de conduire prudente au moment où sa voiture pénètre dans ce quartier, est quelque chose qui est envisagé par lui comme pouvant ne plus exister, parce que dans la minute ou la seconde qui suit il les aurait violemment percuté avec son véhicule). Cependant l'expérience et la compréhension de la réalité des choses n'est pas absente, malgré cette projection dans l'avenir que représente le déroulement de l'action que l'on entreprend ("Yet it would be a mistake to suppose that practical knowledge, because it is prior to its object, is independent of experience"). Mais "practical knowledge refers to a quite different dimension of reality, one which is indeed a possibility through the given, but a possibility which must be realized, if it is to be actual at all, through the mind's own direction". Il s'agit donc de la dimension du futur: la vie de cet enfant qui joue dans le quartier après le passage de la voiture que je conduis! En effet, "Practical reason has its truth by anticipating the point at which something that is possible through human action will come into conformity with reason, and by directing effort toward that point". Ceux qui ne comprennent pas que la pensée pratique humaine s'inscrit dans le temps, et se trouve donc toujours, quand une question d'action à entreprendre se pose, face au futur, donc face à différentes possibilités, manque totalement une dimension essentiel dans laquelle s'inscrit la problématique de l'obligation, c'est-à-dire de ce qui doit se produire, selon Thomas d'Aquin ("aliquid, quod debet fieri").
4. Trois précisions sur ce qui est saisi en premier lieu par la raison pratique
Grisez s'exprime synthétiquement dans le texte que l'on vient de citer. Précisons trois aspects.
4.1. Un acte de compréhension
Comme dans la connaissance théorique, le point de départ de la connaissance pratique est une compréhension, un acte d'intelligence. Suivant Aristote, « nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne nous semble bonne parce que nous la désirons : le principe, en effet, c'est la compréhension [que c’est bon] » (Métaphysique, Livre XII, 7, 1072 a 29-30 [trad. J. Tricot], Librairie philosophique J. Vrin, 1970, p. 676 à 678 (traduction modifiée pour « αρχη γαρ η νόησις »: la traduction latine par Beffarione, dans les œuvres d’Aristote parues en 1590 à Lyon auprès de Guillelum Laemarium, p. 562, est la suivante : « principium vero, intellectio »). Par exemple, comme le dit Finnis, si nous désirons vivre, c’est parce que nous comprenons que c’est une bonne chose ; cela ne nous apparaît pas comme une bonne chose simplement parce que l’instinct nous y pousse. Ce qui est décisif dans l’approche proprement humaine (ce qui, dans cette approche, est au principe de l’approche, « au départ » comme dit Aristote, lorsqu'il s'agit vraiment d'une action faite de plein gré, "volontaire", ce n’est pas le désir ou l’instinct, mais c’est la compréhension que l’objet du désir ou de l’instinct en question est quelque chose de positif, de bien. On peu décrire cette intellection de la façon suivante quand il s'agit du bien qu'est la vie: nous saisissons la réalisation du désir de vivre comme constituant une possibilité très concrète (vivre et continuer de vivre, non seulement aujourd’hui mais aussi demain, pour cet enfant qui joue dans la rue non seulement maintenant mais aussi au moment du passage de la voiture), et nous considérons que cette possibilité, quand nous envisageons concrètement de vivre demain aussi, est affectée d’un signe positif, qu’elle constitue, en d’autres termes, une opportunité. Nous la relions à d’autres biens fondamentaux (l’amitié qui nous lie à telle ou telle personne, etc.).
4.2. Une compréhension non dérivée d'autre chose
La compréhension de la vie comme quelque chose de précieux, qu’on cherche à préserver, la compréhension de la connaissance comme quelque chose de précieux, qu’on recherche autant que possible à développer, et de même pour tous les autres biens fondamentaux, n’est pas une compréhension dérivée d’une connaissance antérieure, par exemple d’un jugement sur la nature de l’être humain (comme l'imagine Maritain), ou de connaissances tirées de la sociologie, de la psychologie, de la théorie de l’évolution, de la métaphysique ou de la théologie. Ce n’est pas la compréhension d’un principe théorique, ou de quelque chose qui serait la conséquence d’un quelconque savoir abstrait, et qui en serait déduit. L'existence d'un instinct dans ce sens n'est pas non plus absolument déterminant: il existe aussi un instinct sexuel, et l'on n'en déduit pas pour autant que tous les actes vers lesquels il nous incline sont quelque chose de précieux, qu'il y a lieu de rechercher autant que possible. Tout tient donc à une compréhension de l'objet de l'inclination en cause, du bien auquel elle se termine, et une telle compréhension constitue un acte de l’intelligence pratique, un acte dont le contenu est constitué par quelque chose de compréhensible par soi au niveau de l’agir humain. Une telle compréhension est comme la « perception [suivant certains traducteurs il faudrait même utiliser le mot « sensation »] que le dernier élément des figures planes, c’est le triangle » (Ethique à Nicomaque, Livre VI, 9, 1142 a 29 [trad. J. Barthélémy Saint-Hilaire revue par A, Gomez-Muller], Le Livre de Poche, 1992, p. 254) : on ne peut pas aller au-delà du triangle dans le domaine des figures géométriques (en supprimant un coté du triangle on passe à tout autre chose qu'une figure), parce que le triangle est « ce qui est dernier » (Idem, 1142 a 29, trad. Jean Defradas, Presses Pocket 1992, p. 156) dans ce domaine. De façon analogue, chaque bien fondamental est dernier, non pas bien entendu dans le domaine des figures planes, mais dans le domaine de l’agir (dans le domaine du « πρακτον », c’est-à-dire le domaine constitué par tout ce qui peut être « objet […] de l’action » humaine, par tout ce qui est « capable d’être atteint par nos opérations ») (traductions respectivement de J. Barthélemy Saint-Hilaire (op. cit., p. 254) et Marie-Dominique Philippe (op. cit. p. 35). En utilisant la traduction latine dans les œuvres d’Aristote parues en 1590 à Lyon auprès de Guillelum Laemarium, p. 46, on peut dire qu’il s’agit du domaine constitué par tout ce qui est couvert par la description suivante : « id, quod sub actione venit ». Il y a cependant une pluralité de "derniers", autant que le nombre de biens fondamentaux, alors que le triangle est seul à être dernier dans le domaine des figures planes.
Finnis illustre ainsi le caractère non dérivé de chaque bien fondamental, en prenant l'exemple de la connaissance: "la proposition selon laquelle la connaissance du vrai est un bien qu'il faut rechercher, tandis que l'ignorance, l'illusion et la confusion doivent être évitées, constitue un principe pratique qu'on peut défendre - à défaut de le fonder - en analysant le caractère autoréférentiel et contradictoire de sa négation" (Finnis, p. 923, qui renvoie à l'argument d'Aristote contre le scepticisme). Voilà la preuve qu'il s'agit, avec ce bien qu'est la connaissance, de quelque chose de non dérivé, de dernier.
Pour la vie, voyons comment Ramuz procède pour mettre en évidence son caractère non dérivé, donc ultime comme bien fondamental, quand on réfléchit au niveau personnel :
"On voit seulement que, dans l'inconnu de la vie, il y a une chose qui vous a été donnée, qui est précisément la vie. peu importe ce qu'elle vous a apporté et ce qu'elle tient encore en réserve pour vous, j'entends sa qualité... : car il y a qu'on est vivant, ce qui est la grande chose. Et c'est à quoi dans le silence, et le retrait, et le repos, quand tous les bruits se sont tus, quand tout détail est supprimé et que toute anecdote a été écartée de vous, on participe avec reconnaissance" (C.-F Ramuz, Besoin de grandeur, Lausanne 1951, p. 92-93).
Ce beau texte montre comment vivre est un bien non dérivé, ultime, lui aussi, comme la connaissance de quelque chose de vrai. Comme on l'a dit, on peut aussi se placer dans une perspective politique pour montrer que la vie humaine, à ce niveau aussi, c'est-à-dire pour les institutions et les structures sociales, est un bien "essentiel" (selon l'expression de Mattei, le député qui a proposé l'adoption d'une loi à la suite de l'arrêt Perruche), au sens de non dérivé, ultime. C'est alors lié à une conception des institutions politiques et des autorités, notamment judiciaires et législatives, qui, ne devant toutes n'avoir qu'un pouvoir essentiellement limité, ne peuvent faire autre chose des existences humaines déjà présentes, que de les accepter comme elles sont données par la nature et/ou la génération humaine, et de les protéger (c'est la question de ce bien qu'est la vie humaine, comme fin des communautés politiques, que nous avons examinée dans la section de ce cours, ci-dessus, consacrée à l'Affaire Perruche).
4.3. Un acte de compréhension qui porte sur quelque chose qui relève de l'avenir
Cette compréhension, bien que pratique, relève d’une connaissance conceptuelle ordinaire, c’est-à-dire qu’elle se fait dans un jugement qui unit ou sépare un prédicat et un sujet, de façon tout à fait commune, sans mystère, sauf que le prédicat (« à préserver », « à rechercher », « à réaliser »), n’est pas descriptif de ce qui est, comme lorsqu’il s’agit d’une connaissance théorique, ou de la constatation d’un fait concret, mais prescriptif, c’est-à-dire qu’il porte sur quelque chose dont l’existence, dans l’avenir, est conçue non seulement sur le mode de la possibilité (cela peut se produire), mais surtout sur le mode du devoir-être, c’est-à-dire comme quelque chose devant se produire ou devant être préservée grâce à notre action, ou grâce à la contribution apportée par notre action. La compréhension que telle ou telle activité est une opportunité, un bien qui peut ne pas être, est le résultat d’une induction. Celle-ci se base sur des données fournies par l’expérience (nos divers désirs, nos diverses réactions émotionnelles, la connaissance de la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons, la connaissance des possibilités d’évolution, de développement, de réalisation, d’épanouissement, etc.). L’induction en cause va dépasser ces données, non pas en généralisant en direction d’un prédicat décrivant ce qui est, mais en direction d’un prédicat relatif au futur (voir Germain Grisez, op. cit. in American Journal of Jurisprudence, no. 46, 2001, p. 3 et suivantes, p. 10), à l’évolution possible, à la situation qui sera la situation existant demain, non pas du tout pour indiquer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas (cela fait partie d’une connaissance préalable), mais pour indiquer (s’agissant des choses qui dépendent de nous) ce qui doit être, concrètement, dans une minute, dans une heure, dans un jour, dans une année, et faire de cette situation future, perçue comme une opportunité et donc comme devant être, une fin, et donc un principe d’action. Le devoir-être pris en ce sens n’implique donc pas la dimension de l’idéal propre à l’idéalisme platonicien du bien absolu (de l’Idée du bien), ni d’ailleurs aucun autre type d’idéalisme, mais seulement l’existence concrète conçue comme à venir, c’est-à-dire non pas au présent mais au futur (ce sont donc les modalités et les qualités de réalités et d’activités existant concrètement, maintenant et dans l’avenir, dans une minute, une heure, une année, etc.), en tant qu’elles sont des biens « capables d’être atteints par nos opérations »), avec en plus la notion d’une causalité possible de l’action humaine s’agissant de cet avenir. Ce n’est pas de l’idéalisme, en effet, que de réaliser que pour nous l’être et l’existence se présentent non seulement au présent, mais aussi, toujours jusqu’à notre mort, avec cette dimension du futur et de l’avenir propre au temps qui passe.
4.4. La dimension critique comprise dans cet acte de compréhension, au moins potentiellement
Comme on l'a vu plus haut, Finnis soutient que l'on parle de loi "naturelle", parce que les critères mis en place par cette loi "satisfont aux exigences les plus rigoureuses de la raison critique". C'est ce dernier point que nous voulons encore expliquer. Aristote soutient même que le désir de vivre, non pas l’instinct mais « le désir réfléchi et délibéré » de vivre, tient à ce que « le fait de vivre doit être posé comme une sorte de connaissance » (Ethique à Eudème, Livre VII, 12, 1244 b 29 [trad. Pierre Maréchaux], Editions Payot et Rivages, Paris, 1994, p. 183). Inversément, le philosophe du droit qu'est Herbert Hart soutient que le fait que les êtres humains désirent vivre est un fait purement contingent qui aurait pu se présenter autrement. John Finnis répond à Hart de la façon suivante: sans doute, “the states of affairs whose goodness is in question in ethics are, primarily, the states of human beings” (c’est notamment le cas lorsqu’on parle du bien qu’est la vie humaine); sans doute, “we cannot detach the meaning of ‘good’ and ‘well-being’ from the notion of ‘taking an interest in’” (c’est manifeste lorsqu’on parle du bien qu’est notre propre vie); sans doute, “describing my condition as ‘well-being’ does indeed ‘mark what fits in with my interest’” (c’est le cas lorsqu’on parle du “désir délibéré et réfléchi” de vivre : vivre, n’est-ce pas quelque chose qui est dans notre intérêt ?) ; cependant, comme le relève Finnis, “the decisive question always is what it is intelligent to take an interest in?”; en effet, “what is in myinterests is certainly not sufficiently to be determined by asking what I happen to take an interest in” (il ne suffit donc pas d’en rester au fait purement contingent que nous avons un instinct de conservation qui nous pousse à vivre, et que donc nous y avons intérêt à cause de cette situation purement factuelle, mais il faut se demander si vivre est réellement un bien, si donc nous y avons vraiment intérêt, s’il y a une bonne raison d’aller là où notre instinct nous pousse) ; la conclusion de Finnis est la suivante: “So there is no reason to deny the objectivity – i.e. the intelligibility and reasonableness and truth… - of statements about what constitutes someone’s well-being (and is therefore in his interests)” (John Finnis, Fundamentals of Ethics, Georgetown University Press, 1983, p. 62 et 63). On peut donc désirer, d’un « désir réfléchi », « ce qui a été préalablement délibéré » , et la délibération préalable nous permet de le saisir comme un bien dans un acte d’intelligence qui relève d’une « intelligence désirante », même si par ailleurs ce qu’on a ainsi saisi comme bien intelligible, et qu’on désire en conséquence d’un désir réfléchi, est aussi l’objet de l’instinct de conservation : comme le dit Aristote, l’homme est un tel principe.
L'approche qui précède repose sur les auteurs suivants, un courant appelé parfois "New Natural Law Theory", essentiellement pour la distinguer de l'approche de Maritain
G. Grisez, « The First Principle of Practical Reason : A Commentary on the Summa Theologiae, 1-2, Question 94, Article 2”, Natural Law Forum, no. 10, 1965, p. 168 et suivantes (voir ci-dessous dans les documents une copie de ce texte); The Way of the Lord Jesus, t. 1: Christian Moral Principles, 2008.
J. Finnis, voir surtout Natural Law and Natural Rights (1981), Fundamentals of Ethics (1983), Nuclear Deterrent, Morality and Realism (avec J. Boyle et G. Grisez, 1987), Aquinas. Moral, Political, and Legal Theory (1998), l’article « Loi naturelle », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, publié sous la direction de Monique Canto-Sperber, Paris : PUF, 3e éd., 2001, p. 924.
Cf. également les articles suivants : Germain Grisez, Joseph Boyle et John Finnis, « Practical Principles, Moral Truth, and Ultimate Ends », American Journal of Jurisprudence, no. 32, 1987, p. 99 et suivantes ; Germain Grisez, « Natural Law, God, Religion, and Human Fulfillment », American Journal of Jurisprudence, no. 46, 2001, p. 3 et suivantes.
Th. d'Aquin sur la loi naturelle (S. th., I-II, q. 94 a. 2)
Thomas d'Aquin, S. th., I-II, q. 90, 91 et 92
Tableau facilitant la compréhension de la q. 94 a. 2 Ia-IIae
John Finnis, Loi naturelle, in: Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale
Article de Grisez sur la loi naturelle (STH q. 94 a. 2)
Finnis, Boyle et Grisez, Nuclear Deterrence , Morality and Realism, 1987 :
0) La page de garde de louvrage.pdf
0) Pages où Walzer est cité.pdf
2) Deterrence as a bluff (Notes au Chapitre V.4 et Chapitre V.1, V.2 et V.4).pdf
4) Les autres sections du Chapitre VII, pp. 181 à 201).pdf
5) The consequentialist case against the deterrent (chapitre VIII.1, pp. 207-208).pdf