Des préceptes de la loi naturelle aux critères du bon choix, c'est-à-dire à la question de ce qui est moralement bon selon Grisez et Finnis
Nous voulons tout d'abord mieux comprendre comment surgissent les préceptes de la loi naturelle sous forme de dictée de la raison, d'une raison qui comprend que des opérations humaines telles que vivre, connaitre et les relations interpersonnelles avec les proches sont des biens fondamentaux. Pour cela, voyons à titre d'exemple ce que Thomas d'Aquin dit de la saisie de "la vie de l'homme" comme bien fondamental par la raison naturelle (l'inclination vers un tel bien est manifeste, on s'y réfère souvent en parlant d'instinct de conservation, mais la saisie par la raison de l'objet de cette inclination/instinct est manifestement autre chose que l'inclination ou l'instinct lui-même): "relève de la loi naturelle, dit Thomas d'Aquin en lien immédiat avec la saisie actuelle par la raison de cet objet, ce par quoi la vie de l'homme est conservée, et le contraire empêché (...pertinent ad legem naturalem ea per quae vita hominis conservatur, et contrarium impeditur)". Il en va de même des autres biens, non plus la vie humaine, mais par exemple le bien que Thomas d'Aquin décrit quand il dit "il y a en l'homme une inclination vers le bien correspondant à la nature de la raison, une inclination qui lui est propre ..., une inclination à connaitre la vérité sur Dieu, et une inclination à vive en société" (on ne peut pas parler de ces deux autres inclinations qui se manifestent par la curiosité et l'étonnement face à l'univers et à la vie, d'une part, et par le besoin d'aimer et d'être aimé, d'autre part, comme des instincts au même sens que l'instinct de conservation, mais il s'agit de tendances aussi fortes que cet instinct, propres à d'autres puissances qui sont en nous, la puissance de connaitre et la puissance du vouloir); là aussi la saisie par la raison de l'objet de ces tendances (la connaissance de la vérité, respectivement l'opération pratique du vouloir) est manifestement autre chose que la tendance elle-même vers ces opérations: relève de la loi naturelle, dit Thomas d'Aquin en lien immédiat avec la saisie actuelle par la raison de ces objets de tendances, "que l'homme évite l'ignorance", et "qu'il ne fasse pas de tort à ceux avec lesquels il doit vivre".
Comme on l'a dit, ces divers biens humains constituent nos raisons fondamentales d'agir, et "rendent compte de tout ce qu'on peut intelligemment vouloir choisir" (Finnis, p. 923). "Aucun ne constitue simplement un moyen en vue d'un autre, ni simplement une partie d'un autre". Ils sont comme on l'a dit incommensurables entre eux. Ils ne sont pas dérivés d'autres choses, mais sont compris comme premiers. Ces biens sont l'expression en résumé de tout ce qu'on peut raisonnablement désirer, avoir ou être. Ce sont des opérations immanentes.
Ces opérations immanentes elles-mêmes, objets d'inclinations, deviennent des préceptes de la loi naturelle au moment où ces opérations sont comprises par la raison naturelle comme étant réellement des biens, et sont en conséquence instantanément accompagnées de l'injonction produite par la raison: "à faire et à poursuivre", et le contraire, "à éviter" (comme le dit saint Thomas, "le premier principe s’agissant de la raison pratique c’est celui qui repose sur ce qu’est le bien, c’est ... le principe que le bien est à faire et à rechercher, et le mal à éviter- quod bonum est faciendum et prosequendum, et malum vitandum)".
Il faut bien voir que ces opérations humaines d'où part la raison pratique dans la détermination de l'action concrète à accomplir "cannot be identified with moral goodness" (Grisez, p. 183). On a déjà dit plus haut que l'on se situe au niveau pré-moral avec ces points de départ. Dans l'approche de Thomas d'Aquin, en effet, "the end [au premier abord, l'exercice de ces opérations] transcends morality and provides an extrinsic foundation for it" (Grisez, p.183). On verra plus loin qu'il faut entendre l'expression "the end", "la fin", comme signifiant aussi, et même surtout, la finalité au sens ultime du terme, celle qui correspond au troisième sens du mot "fin", c'est-à-dire la réalité atteinte par la connaissance et par l'opération pratique de la volonté, plus que ces opérations elles-mêmes (comme le suppose faussement Guerzoni, dans son interprétation et sa critique de Finnis).
Voyons maintenant comment apparaît la moralité.
La moralité apparaît, selon la compréhension de Thomas d'Aquin qu'ont Grisez et Finnis, en raison du fait que les choix sont rendus nécessaires "par la variété des biens fondamentaux et des raisons d'agir, et par les multiples manières dont on peut réaliser ces biens et les mettre en pratique en agissant d'une manière intelligente et créative" (Finnis, p. 824: selon ces auteurs, le libre arbitre avec le travail de la raison pratique qui choisit, constitue lui aussi un bien fondamental - la liberté au sens de libre arbitre - différent de ceux qu'on a déjà mentionnés). C'est la réelle diversité entre des fins bonnes en elles-mêmes (par exemple la connaissance de la vérité, d'une part, et l'amitié dans les relations interpersonnelles, d'autre part) qui rend les choix nécessaires. La vie humaine n'est pas longue, et compte tenu de l'incommensurabilité des biens entre eux, ces choix sont souvent difficiles. Il n'est pas possible de trouver entre les différents biens, ni non plus entre les diverses réalisations d'un même bien, une mesure qui permettrait de tout ramener à l'unité et, comme dans l'utilitarisme, de poursuivre la simple maximisation de quelque chose d'unique. On est loin de cette approche utilitariste avec la pensée de Grisez et Finnis: dans le champ ouvert aux choix et à l'action humaine par la poursuite des biens fondamentaux, "the choice of an option is never rationally necessary - otherwise there would not be two or more real options". Dans cette pensée les options ouvertes sont nombreuses; on accepte en particulier que "virtually every choice has some negative impact on some good or other; no possibility can be chosen without setting aside at least some reason against choosing it" (Finnis/Boyle/Grisez, Nuclear Deterrence, Morality and Realism, p. 281). Ce n'est pas là qu'est la question morale.
Il y a cependant des choix moralement mauvais, mais cela tient à autre chose que la multiplicité des choix possible, qui est quelque chose de positif. La moralité intervient en effet autrement au niveau des choix, qu'à travers l'idée qu'un seul choix serait le bon. Elle se présente à travers l'idée que certaines options doivent être écartées. Comment se comportent donc ces dictées de la raison que sont les préceptes de la loi naturelle dans les situations où il s'agit d'écarter certaines options? Comme on vient de le dire, ces auteurs soulignent que contrairement à l'utilitarisme, la justesse morale d'un choix ne tient pas à un calcul des conséquences en matière de réalisation des biens fondamentaux. Certes, les préceptes de la loi naturelle nous orientent indubitablement vers une telle réalisation, et en ce sens "like consequentialism we think it clear that morality's foundation is to be located in the goods of human persons, as individuals and in community" (Finnis/Boyle/Grisez, Ibid., p. 282). Mais la justesse morale d'un choix, et inversément le caractère moralement mauvais d'un autre choix sont plutôt distingués "by differentiating attitudes towards basic goods" (Finnis/Boyle/Grisez, p. 282). Cette distinction tient essentiellement, en effet, à la mise en œuvre des vertus. Celles-ci constituent en effet une bonne manière de capter cette attitude adéquate à l'égard de l'ensemble des biens fondamentaux, qui est l'essence de la moralité. Ces dernières permettent d'écarter les restrictions arbitraires les plus importantes dans la poursuite des biens humains qui peuvent être atteints et réalisés dans une conduite raisonnable de la vie, dans une conduite qui "involves respect for all the basic human goods in all their aspects" (p. 283). C'est en effet en cela (le respect à l'égard de l'ensemble des biens fondamentaux dans leur divers aspects) que consiste la raisonnabilité pratique du choix et de l'action, et c'est en définitive ce type de raisonnabilité pratique qui définit la moralité du choix et de l'action (comme le dit Finnis dans un chapitre consacré au "basic requirements of practical reasonableness", "the good of practical reasonableness structures our pursuit of goods", Natural Law and Natural Rights, p. 100). Parmi les vertus, la vertu de justice est particulièrement importante pour assurer ce qui est strictement exigible au niveau de ses actes dans tout ce qui a rapport à autrui; et, importantes de façon générale et non plus seulement quand il s'agit des conséquences de ses actes sur autrui, la tempérance et le courage, et d'autres vertus. Cela laisse un immense espace pour le libre arbitre et l'exercice de la raison pratique.
Grisez et Finnis ont essayé d'exprimer sous forme de de principes moraux, c'est-à-dire sous une forme propositionnelle, ce qui est impliqué par ces vertus, donc par cette attitude de respect général vis-à-vis de l'ensemble des biens fondamentaux dans leurs divers aspects. Ils ont voulu arriver à des critères explicites permettant de guider moralement les choix.
Ils ont ainsi relevé que le bon choix implique le respect de chaque bien fondamental (un respect qui doit se comprendre comme le fait de toujours traiter chaque bien comme tel, même lorsqu'on choisit de ne pas poursuivre activement ce bien mais un autre ou d'autres). Ils ont préciser que tous les critères se ramènent à être "parfaitement raisonnable dans sa pensée et ses choix pratiques, ainsi que dans ses actes" (Finnis, p. 926), à ne "fonder sa pensée pratique que sur les principes conformes aux biens humains fondamentaux", conformes à "un accomplissement intégral ... de toutes les personnes et de toutes les communautés humaines". Finnis a formulé ainsi ce qu'il appelle "le critère suprême de moralité", qui porte sur la manière de mettre en œuvre dans ses choix les préceptes de la loi naturelle: "en agissant volontairement en vue des biens humains et en refusant ce qui leur est contraire, nous devons choisir ou du moins vouloir les seules possibilités dont la poursuite est compatible avec la volonté d'atteindre un accomplissement humain intégral (c'est-à-dire l'accomplissement de toutes les personnes et de toutes les communautés humaines)" (Finnis, p. 926).
Cela implique en particulier:
- de ne pas se comporter injustement (l'injustice est "incompatible avec le souci de l'accomplissement humain intégral"),
- de ne pas choisir de détruire ou d'endommager la réalisation d'un bien fondamental, par haine, vengeance ou par un autre comportement passionnel défectueux (mise en œuvre des différentes vertus, comme la tempérance, le courage, la douceur de caractère, etc.),
- "de ne pas détruire ou altérer une certaine réalisation d'un bien humain fondamental dans l'intention d'atteindre une autre fin" (Finnis, p. 929): l'incommensurabilité des biens interdit un tel comportement, même lorsque la fin que l'on vise est réellement un bien. Est donc irrecevable un argument comme celui de Caïphe : « Il est préférable qu'un homme meure plutôt que la nation tout entière ». En d'autre termes, la fin ne justifie pas les moyens. Cette situation où l'on choisit la mort d'un homme comme un moyen est à distinguer des cas où la sauvegarde adéquate d'un bien entraine indirectement une atteinte à un autre bien (ou au même bien mais chez une autre personne), par exemple lorsque la légitime défense contre un agresseur entraine la mort de l'agresseur (celle-ci ne peut pas être assimilé à un meurtre commis intentionnellement ou par négligence: Thomas d'Aquin, Somme théologique, Il-,q. 64 a. 6), ou lorsque la défense d'une personne attaquée par un tiers va entrainer la mort de la personne qui a pris la défense de la personne attaquée (la mort du défenseur ne peut pas être assimilée à un suicide de celui-ci).
Ces différents points, mais surtout le dernier, montrent qu'il y a des absolus moraux: on ne peut jamais choisir de porter atteinte ou de détruire un bien (voir Finnis, Moral Absolutes, en particulier p. 71).
Malgré l'importance de ce niveau moral, malgré les absolus moraux, il n'en reste pas moins que "the pursuit of the good which is the end is primary [quel que soit le bien humain fondamental que l'on poursuit] ; the doing of the good which is the means is subordinate. The good which is the end is the principle of moral value, and at least in some respect this principle transcends its consequences ... " (Grisez, p. 184). Ainsi, dans le mariage, l'affection et l'amitié sont la fin, alors que la fidélité est le moyen au service de l'amour. Mais comme on vient de la dire, la fin, compte tenu de l'incommensurabilité des biens et de l'existence d'absolus moraux, ne justifie jamais comme moyen le choix de détruire ou d'endommager un bien.
Les critiques contre la position de Grisez et de Finnis
La conception de Jacques Maritain est différente de ce que l'on vient d'expliquer en utilisant l'interprétation de la q. 94 a. 2 de la Ia-IIae de la Somme théologique par Germain Grisez. Voir en particulier pour cette conception de Maritain les cours qu’il a donnés à l’Eau-Vive en août 1949 (Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale, Téqui 1964) et en août 1950 (La loi naturelle ou loi non écrite, texte inédit, établi par Georges Brazzola, Editions universitaires Fribourg 1986, comprenant 10 leçons). Les deux premières leçons du cours de 1949 ont été reprises sous une forme abrégée dans Nova et Vetera, 1978, pp. 955 et suivantes, sous le titre Quelques remarques sur la loi naturelle. C'est à partir des premières pages de ce texte qu'on a travaillé (voir texte ci-dessous).
Il y a un débat important sur de la bonne approche de la loi naturelle, et les esprits sont très divisés. Contre l'interprétation de la position de saint Thomas par John Finnis, une thèse de doctorat a été écrite en 2010 (Gianluca Guerzoni, I fondamenti della moralità nel pensiero di John Finnis, Rome 2010). Suivant cette thèse, il faut considérer "comme problématique la non identification chez Finnis du bien de l'homme avec le bien moral" (p. 65). L'auteur relève que "la distinction entre bien moral et bien de l'homme se trouve déjà chez Grisez, pour qui, entre les deux, le bien moral est un concept plus restreint et il y a une transcendance de la fin par rapport à la vertu [c'est ce que l'on a expliqué plus haut, et en cela Guerzoni caractérise bien la position de Grisez et de Finnis]. Grisez entend par là critiquer la conception traditionnelle pour laquelle la distinction du bien et du mal n'existe que sur le plan moral" (p. 66). Guerzoni critique cette position en ces termes: "Alors que pour Finnis les vertus sont présentées comme un moyen pour atteindre la fin qu'est l'épanouissement humain intégral, qui est plus que moral, il faut affirmer que les biens humains doivent être compris comme des moyens pour atteindre la vertu, fin ultime de la vie humaine" (pp. 81-82). Avant de critiquer ce point de vue qui fait de la vertu la fin, disons un mot de la position de Livio Melina.
Gianluca Guerzoni a fait sa thèse sous la direction du Professeur Livio Melina qui présidait le “Pontificio istituto Giovanni Paolo II per gli studi su matrimonio e famiglia” jusqu'à la fin 2020, et qui est l'auteur de La conoscenza morale. Linee di reflessione sul Commento di san Tommaso all'Etica Nicomachea, Rome 1987, dans laquelle il soutient en substance que Thomas d'Aquin adopte une position platonicienne dans le commentaire de cet ouvrage d'Aristote. Melina défend notamment l'idée de "un ordre objectif de valeurs présentes dans l'être"; en conséquence, selon lui, "la recherche d'une définition précise de la félicité comme bien humain passe à travers l'utilisation du concept de perfection. La perfection est en fait le bien final vers lequel tend toute réalité: pour devenir pleinement elle-même, elle doit réaliser une plénitude d'être vers laquelle elle est constitutivement dirigée... L'idée de perfection devant être atteinte permet d'intégrer et de justifier, à l'intérieur d'une éthique fondée sur l'idée de bonheur, l'expérience du devoir" (p. 52).
A juste titre, la thèse de Guerzoni se réfère à Platon pour cette conception de la perfection, en soulignant que " le centre de la réflexion de Platon c'est proprement d'illustrer que le bien le plus élevé est le bien moral" (pp. 65-66). Platon veut en effet, dit-il, montrer que le bien moral (kalón) est bon pour nous non pas secondairement, ou pour une raison extérieure à lui-même, mais qu'il est en lui-même bon pour nous, c'est-à-dire qu'il est dans notre intérêt, bien plus, qu'il détermine quel est notre vrai intérêt (p. 66). Et Maritain précise dans le même sens : je me décide pour telle bonne action parce qu'elle est bonne, dût-elle me coûter la vie, comme par exemple Antigone qui choisit d'enterrer son frère en dépit de l'interdiction de Créon, et dans ce choix "l'identité entre mon bien total et le Bien est secrètement et inconsciemment donnée à mon esprit" (p. 96). Selon Maritain, pour le croyant, "l'identité entre ces choses: mon bien total, et le Bien selon toute l'ampleur du concept de bien, le Bien absolu, le Bien subsistant ... s'impose à nous" (p. 97).
Soyons attentif à l'intervention d'Aristote face à cette position platonicienne: Aristote recadre le sens platonicien de kalón que l'on vient d'exposer en suivant la pensée de Guerzoni, Melina, Maritain et Platon. Et il est à l'origine d'une perspective comme celle de Grisez et de Finnis (selon ces deux derniers auteurs, c'est aussi celle de Thomas d'Aquin, mais pas selon Melina). Le recadrage de la position platonicienne par Aristote se fait à travers la remarque suivante: la personne vertueuse "a souvent ses amis en vue lorsqu'elle agit, ainsi que sa patrie, dût-elle mourir pour cela" (Ethique à Nicomaque, IX, 1169a 18-19, trad. Tricot, p. 480). Pour Aristote, la fin est première (pour "ses amis"), pas la beauté du sacrifice (kalón), mais cela n'enlève rien à la beauté du sacrifice, bien au contraire. Guerzoni a donc compris jusqu'à un certain point, seulement jusqu'à un certain point. Il a en effet compris cette position aristotélicienne qu'il critique chez Finnis quand il décrit la position de Finnis comme une position selon laquelle "il y a une transcendance de la fin par rapport à la vertu": il a bien vu qu'il y a une certaine fin qui a une transcendance par rapport à la morale. Mais il n'a pas vu que la fin qui a cette transcendance n'est pas ultimement l'épanouissement humain (contrairement à ce que Guerzoni dit de Finnis en affirmant que chez Finnis "l'épanouissement humain intégral ... est plus que moral"). L'épanouissement humain et les opérations qui en sont les éléments constitutifs, y compris les opérations volitives et intellectuelles, sont certes des fins ultimes pour les communautés politiques. Mais au niveau personnel et non plus social, c'est différent. Guerzoni aurait raison de faire ce reproche à Finnis et Grisez si c'était leur position. mais ce n'est pas leur position: en faisant dépendre l'acte moral dans ce qu'il a de plus élevé de l'amitié pour l'ami, de la finalité propre à l'amitié véritable (dans agir "en vue de l'ami", c'est en effet avant tout la personne de l'autre qui assure la transcendance de la fin, non pas seulement l'opération volontaire immanente dans laquelle je l'atteins), Aristote situe toute loi morale dans la dépendance de la fin dans le troisième sens du terme "fin".
On a expliqué plus haut, sous point 7, ce qu'est la fin dans ce troisième sens du terme. Comme on l'a vu, il n'y a pas seulement la finalité que l'on comprend en examinant le statut de l'œuvre produite dans le contexte d'un travail productif, c'est-à-dire la finalité de la fin-résultat. Il n’y a pas seulement la finalité plus profonde de la personne qui travaille en vue de s'épanouir. Cet épanouissement, fin immanente, est, certes, au-delà du résultat immédiat qu'est l'œuvre externe produite par le travail, mais ce n’est pas ce qui est ultime au niveau de la finalité. En effet, l'analyse de cette fin immanente qu'est un certain épanouissement humain va nous permettre à son tour de comprendre que l'épanouissement humain est ultimement constitué par certaines opérations immanentes (les opérations volitives et intellectuelles) dont l'excellence particulière, comme fins immanentes, tient exclusivement à ce qu'elles atteignent. : une réalité autre que soi, une autre personne, qui est fin réelle, objective et transcendante de ces opérations. Le "en vue de quoi" est alors utilisé pour désigner une fin réelle, objective et transcendante, non pas une fin-résultat, non pas une fin immanente (un épanouissement de l'être en question, une opération).
Thomas d'Aquin va généraliser cette position d'Aristote relative à cette fin dans le troisième sens du terme (Aristote fait référence à ce sens en disant, comme on l'a vu, que la personne vertueuse "a souvent ses amis en vue lorsqu'elle agit"), et Grisez l'a bien compris quand il affirme que Thomas d'Aquin "sees the end of man as the attainment of a good. The good in question is God, who altogether transcends human activity. Hence an end for Aquinas has two inseparable aspects: what is attained, and the attainment of it. But if these must be distinguished, the end is rather in what is attained than in its attainment" (p. 183, qui cite Somme théologique, q. 1 à 5, en particulier q. 2 a. 7).
Comme on peut le constater, Grisez adopte la même interprétation de Thomas d'Aquin qu'André de Muralt s'agissant de la double finalité (la finalité immanente que constitue l'opération de connaissance ou l'opération pratique du vouloir, et la finalité propre à ce qui est atteint dans de telles opérations). Comme on l'a dit, il s'agit d'une approche qui soutient qu’il y a en l’homme un agir plus profond que l'agir moral juste, plus profond, donc, que les vertus, qui se comprennent comme une détermination intérieure vers la fin. On retrouve dans ce qui est exprimé ici "la transcendance de la fin" que critique Guerzoni. Grisez parle de la fin qu'est Dieu dans sa bonté substantielle, et se réfère à Thomas d'Aquin qui dit que quand on affirme que Dieu est la béatitude de l'homme, on vise non pas l'opération humaine, mais "ce que l'homme atteindra par son opération" (Commentaire de l'Ethique à Nicomaque, Livre premier, leçon 10, n. 120 - voir Recueil de textes, p. 59). André de Muralt donne un exemple de cette double causalité finale, en le prenant dans notre expérience humaine immédiate: l'exemple le plus beau que l'on puisse donner de cette double causalité finale, dit-il, "est celle de l'ami et de l'amitié" (Recueil de textes, p. 59). Comme on l'a dit, on voit bien que le mot "fin" s'entend aussi dans un troisième sens, et pas seulement dans le sens de l'opération immanente elle-même. C'est ce que n'a pas compris Guerzoni quand il parle de la transcendance de l'épanouissement humain chez Finnis. On comprend dès lors comment il faut comprendre Grisez quand il affirme, comme on l'a dit plus haut, que dans l'approche de Thomas d'Aquin, "the end transcends morality and provides an extrinsic foundation for it" (Grisez, p.183).
S'il en est bien ainsi, il faut se demander quel est le rapport entre les opérations que Thomas d'Aquin considère comme des biens humains à la q. 94 a. 2 Ia-IIae, comme des fins, notamment connaître la vérité sur Dieu et vivre avec des proches, et ce qu'André de Muralt appelle "la fin réelle, objective et transcendante" de telles opérations, qu'il distingue de "la fin [qu'est l'opération elle-même] comme perfection subjective de la personne à l’égard de laquelle cette fin exerce sa finalité… » (André de Muralt, L’unité de la philosophie politique. De Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, Vrin 2002, p. 130).
Cette question permet d'entrer dans la philosophie de l'acte, notamment dans la distinction faite par Aristote entre entelecheia et energeia. C'est par là que la pratique politique et éthique ouvre sur une métaphysique, sur la dimension de l'être. Selon la position que l'on a prise ici, cette ouverture de l'éthique et de la politique sur une dimension métaphysique existe bel et bien, mais elle ne tient pas à une éthique et une politique qui découlerait d'une essence humain prédéfinie, ou de tout autre concept métaphysique. Indépendamment de la façon dont cette essence est définie, il y a le problème suivant avec une telle approche: on privilégierait une métaphysique de l'essence et de la définition, et on négligerait la métaphysique de l'acte. C'est une déformation fréquemment attribuée à la scholastique décadente, celle des écoles. N'est-ce pas un reproche que l'on doit faire à Maritain quand il parle, à propos de la loi naturelle, d'une "normalité de fonctionnement" pouvant être attribuée à un homme "possédant une nature ou une structure ontologique qui est un lieu de nécessités intelligibles"? N'est-ce pas une illusion de penser qu'une telle position, simple et claire, rend plus efficace le combat contre les positions qui mettent en avant la subjectivité humaine et la liberté sans limite de la personne humaine pensée comme le construit de sa volonté?
Thomas d'Aquin présente les choses différemment de Maritain à la question 91 de la I-II de la Somme théologique. L’article 1 de la question 91 traite de l’existence de la loi éternelle, et l’article 2 de l’existence de la loi naturelle. En tant qu’ayant la raison, les hommes ne participent pas à la loi éternelle si l'on entend par "participer à la loi éternelle", qu’ils auraient reçu « l'impression de cette loi en eux-mêmes », c’est-à-dire "participer" comme les êtres n’ayant pas la raison. Selon Thomas d'Aquin, contrairement à ce que dit Maritain, ils y participent en ce sens qu’ils ont reçu comme « impression de la lumière divine » ; en effet, cette « lumière de la raison naturelle par laquelle nous discernons ce qu’est ce qui est bon et ce qu’est ce qui est mal (c’est précisément là-dessus que porte la loi naturelle) n'est rien d'autre qu'une impression en nous de la lumière divine (lumen rationis naturalis, quo discernimus quid sit bonum et quid malum, quod pertinet ad naturalem legem, nihil aliud sit quam impressio divini luminis in nobis) » (q. 91 a. 2, I-II), donc une capacité de discernement, de jugement. Selon Thomas d’Aquin, l’homme participe donc de la pensée éternelle « sous un mode intelligent et rationnel (intellectualiter et rationaliter) » (q. 91 a. 1, ad 3, I-II) : c’est en effet y participer intellectualiter et rationaliter que d’y participer en discernant, dans des jugements caractéristiques de la raison naturelle, que par exemple vivre, mais aussi connaître, relèvent tous deux de ce qui est bon, et donc de ce qui « debet fieri (de ce qui doit se produire)", ou comme le dit q. 94 a. 2, de ce qui "est faciendum et prosequendum (de ce qui est à faire et à poursuivre)". Et, inversément, la destruction de la vie, et aussi le contraire de la connaissance (c'est-à-dire l'ignorance), relèvent de ce qui est à éviter.
Pour comprendre l'importance de ce que nous venons d'expliquer dans le paragraphe précédent dans l'approche de sagesse de Thomas d'Aquin dans toute son ampleur, il faut tenir compte du début de la I-II, dans le Prologue. Thomas d'Aquin y affirme que créé à l'image de Dieu signifie pour l'homme non seulement être "intellectuale" (l'intelligence, et donc la connaissance désintéressée de la réalité), mais aussi être "arbitrario liberum et per se potestativum". Selon ce second aspect, l'homme a été créé à l'image de Dieu en ce sens qu'il est "suorum operum principium, quasi liberum arbitrium habens et suorum operum potestatem". Dans q. I a. 1 de la I-II, il revient là-dessus en affirmant que "illae solae actiones vocantur proprie humanae, quarum homo est dominus. Est autem homo dominus suorum actuum per rationem et voluntatem, unde et liberum arbitrium esse dicitur facultas voluntatis et rationis". Et dans q. I a. 2 de la I-II, il fait la différence entre "illa ergo quae rationem habent, seipsa movent ad finem: quia habent dominium suorum actuum per liberum arbitrium, qod est facultas voluntatis et rationis", et "illa vero quae ratione carent, tendunt in finem per naturalem inclinationem, quai ab alio mota, non atem a seipsis: cum non cognoscant rationem finis, et ideo nihil in finem ordinare possunt, sed solum in finemab alio ordinantur ... Et ideo proprium est naturae rationalisut tendat in finem quasi se agens vel ducens ad finem: naturae vero irrationalis, quai ab alio acta vel ducta, sive in finem apprehensum, sicut bruta animalia, sive in finem non apprehensum, sicut ea quae omnino cognitione carent".
On voit l'importance de cette "lumière de la raison naturelle (lumen rationis naturalis)", grâce à laquelle "chacun comprend ce qu’est ce qui est bien et ce qu’est ce qui est mal, et en prend personnellement conscience (quilibet intelligit, et sibi conscius est quid sit bonum et quid malum)" (q. 91 a. 2, in Sed contra, I-II).
Le débat sur la loi naturelle: présentation critiques des positions de Maritain
Extraits de Jacques Maritain, Quelques remarques sur la loi naturelle
Article de Grisez sur la loi naturelle selon S. Th., I-II, q. 94 a. 2
John Finnis, Loi naturelle, in: Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (copie)